Quatre. Aviez-vous déjà réfléchi à quel point c’était bien, quatre ? Quatre, c’est pile le nombre de chaises à placer autour d’une table carrée pour asseoir quatre personnes devant leurs sets de table bien alignés. Quatre, ce sont les quatre murs d’un cube parfait, personnifiant la maison forcément idéale. Quatre places dans une voiture familiale au design spécifiquement étudié pour répondre aux besoins de la famille modèle. Quatre emplacements sur le canapé. Collé à un mur de quatre mètres. Quatre verres d’eau contenus dans la carafe. Quatre transats. Quatre portes. Quatre habitants.
Promis, on ne se la joue pas remake du Nombre 23 version obsession quadrilatérale. Quoique les personnages de Cuadrilátero pourraient être atteints d’une petite monomanie numéraire. Dans cette famille où la perfection du quatre régit leur quotidien, une cinquième personne, un troisième enfant, va venir briser leur harmonie. La maison-cube, délire architectural minimaliste bourgeois d’une froideur extrême, agit comme un coffre-fort verrouillant leur relation. Les murs qui entourent le jardin au gazon impeccable sont hauts. Infranchissables même. Ils sont le rempart entre le monde extérieur et leur règle stricte à l’intérieur, garants du secret de ce troisième enfant répudié. Les couleurs sont désaturées, oscillant entre des nuances de gris, le vert criard de la pelouse et le bleu polaire de la piscine. Hopper avait dépeint une profonde solitude et une mélancolie des milieux bourgeois des années 60. On pourrait ici en trouver un écho contemporain, où l’architecture écrase l’humain, où les structures enferment les personnages, où le minimalisme transforme un art de vivre en injonction structurelle et structurante. Une vieille armoire en bois sculptée est cependant un élément de trouble dans cette maison à l’ordre absolu. Elle sera le catalyseur de l’intrigue. La première fausse note dans la symphonie parfaite.

Crédit : El Colchón Films
L’ambiance de Cuadrilátero est glaciale, oppressante, sinistre. Les personnages sont impassibles et distanciés, calculateurs. Presque robotiques dans leurs attitudes. Si le film a été beaucoup comparé à Canine de Yorgos Lanthimos pour sa dépiction tranchante de l’atmosphère étouffante d’un foyer bourgeois, il m’a quant à moi beaucoup plus évoqué la Mise à mort du cerf sacré du même réalisateur. Il s’agit de films à l’ambiance clinique et austère où une famille très riche va vivre un événement perturbateur qui va fissurer leur image parfaite. Sous la surface lisse se cachent des personnages cruels et manipulateurs prêts à tout pour sauvegarder les apparences. Mais surtout, ce sont des films à la frontière de l’étrange, qui flirtent avec le cinéma de genre. Cuadrilátero pourrait tout à fait être un film de SF dystopique, notamment dans son écriture procédurale qui aliène ses personnages. Leur vie est tellement régie par la conformité aux règles qu’ils s’auto-infligent qu’on en oublie parfois qu’en dehors des murs de cette maison-prison, il existe un monde aux lois similaires au nôtre.

Crédit : El Colchón Films
Le minimalisme émotionnel est de mise dans ce film cru et froid. Les acteurs sont en retrait volontairement dans leur jeu intériorisé. Ils ont une attitude impassible, mais où l’on sent une violence sourde prête à exploser, une attitude quasi martiale. La perfection du quatre va donner lieu à un jeu de chaises musicales cruel entre les membres, qui vont s’en servir de prétexte pour déchainer toute leur sauvagerie. La maison n’est pas le foyer rassurant où se reposer après une journée éreintante, elle est le lieu d’altercations toxiques où tous les coups, même les plus bas, sont bons pour continuer à jouer selon les règles. Cependant, un étonnant humour grinçant ponctue le film. Les personnages ne semblent pas aveugles à leur situation et portent un regard ironique sur eux-mêmes. En évoluant, ils se rendent bien compte qu’ils se sont enfermés eux-mêmes dans un carcan aux règles absurdes qui réduit à l’impossibilité toute tentative de sociabilisation. La mise en scène prend alors un peu de hauteur et nous donne quelques tranches de rire inattendues dans cet univers en quasi huis clos suffocant. Cette émotion, le rire, est la première d’une longue lignée qui va petit à petit réintroduire de l’humanité dans ce décor où celles-ci sont entravées. La mère de famille paraît être la clef de l’énigme. Maîtresse de maison énigmatique, elle est celle sur qui la règle du quatre semble avoir le plus d’emprise, mais aussi celle qui pourrait le plus facilement la briser.

Crédit : El Colchón Films
Loin d’être un simple exercice de style brodant à outrance autour de son concept initial, Cuadrilátero offre un film profond sur la famille dysfonctionnelle et le poids des apparences sociales. Il parle de traumas enfouis et du besoin de briser les schémas acquis pour sortir de cycles sans fin de répétitions traumatiques. La souffrance est invisible, car aucun personnage ne se laisse aller à l’émotion, mais est palpable en permanence. Cette dystopie du quotidien montre qu’il ne faut pas forcément aller lorgner du côté de la SF pour vivre l’expérience de l’enfermement mental total. Nous espérons que cette critique vous aura donné envie de vous pencher sur cette pépite péruvienne hors norme.