Critique

Interview d’Éric Besnard

Éric Besnard est venu présenter son nouveau film, Jean Valjean, lors du Festival International du Film de Fiction Historique en septembre 2025. L’occasion pour nous d’échanger avec un réalisateur sensible à la conjugaison entre cinéma et littérature, et pour lequel le patrimoine français vaut la peine d’être mis à l’honneur à l’écran. Avec des mots très simples mais chargés de conviction, il nous a accordé un peu de son temps, et nous l’en remercions. Alors que le long-métrage est sorti le 19 novembre dans les salles françaises, vous pouvez déjà en retrouver la critique pour ce qui a été l’un de nos plus gros coups de cœur ! 

Parlez-nous de la genèse du projet, de votre rapport à Hugo et aux Misérables. On a l’impression que s’il y a bien un auteur classique qui est vraiment dans le cœur des Français encore aujourd’hui, c’est Victor Hugo. Qu’est-ce que vous en pensez ? 

Je pense deux choses. D’abord je pense que c’est le premier à avoir écrit pour le peuple. Ça n’existe pas, avant lui ; Eugène Sue un peu, mais c’est très particulier. Donc déjà c’est magique, c’est une révolution. Tolstoï n’existe pas sans Victor Hugo, Garcia Marquez non plus. Ça, c’est le plus important. Et puis après, il est l’exemple même de l’intellectuel engagé. C’est-à-dire qu’il aura mené des combats toute sa vie, que ç’aura été un homme politique, un homme qui aura fait dix-sept ans d’exil par conviction politique. Et accessoirement, c’est un écrivain absolument incroyable, un poète stratosphérique, c’est un peintre, c’est un auteur de théâtre… Il a une activité sociale, il nourrissait des enfants. Ça ne s’arrête pas. C’est l’homme qui vous fait vous sentir tout petit. Et d’ailleurs c’est un auteur très baroque. C’est un auteur où il y a trop, trop, c’est toujours trop. C’est pour ça que lorsqu’il y a quelques années on m’a proposé “d’écrire” Les Misérables, je disais que je ne saurais pas le faire : c’est trop. Moi ce que je voulais c’est essayer de rendre hommage à sa forme d’esprit, à ses combats. La deuxième chose, c’est un de mes fils à qui on avait donné à lire Claude Gueux quand il était en classe de première, que je n’avais jamais lu. Il m’a dit : “Papa tu devrais lire ça, c’est pas mal.” Je l’ai lu, et je lui ai dit : “Tu sais quoi, tu viens de m’offrir la clef pour adapter Hugo.” Tu ne peux pas comprendre Jean Valjean sans Claude Gueux. Il y a quelques années j’ai fait une adaptation de Vidocq qui s’appelle L’Empereur de Paris. Là, j’ai découvert le fait historique. Quand on voit les conditions de vie au bagne et ce que ça implique. Et c’est à ce moment que je me suis dit que tout vient de là, en fait. Tout vient de cette idée de la deuxième chance, cette idée d’un homme enfermé qui devient une pierre et qui devient potentiellement dangereux et violent. Comment est-ce qu’on le sort de ce cycle-là. Et tout ce qui se passera derrière dans Les Misérables part de là. Donc je me suis dit “Et si je travaillais juste sur le tout début, c’est-à-dire sur la transformation d’un animal dangereux en le héros le plus universel de l’histoire de la littérature ?” 

©WarnerBrosFrance

Parlez-nous du casting. J’ai été éblouie par Grégory Gadebois. Comment est-ce que vous l’avez choisi pour incarner le personnage de Jean Valjean ? 

C’est mon quatrième film de suite avec Grégory, je n’ai donc pas de mérite. Vous savez, le cinéma c’est aussi ça. Regardez Pollack et Redford, Scorsese et De Niro, John Wayne et John Ford, etc. Quand vous rencontrez quelqu’un avec une valeur de transfert, c’est énorme. Donc moi j’ai cette chance-là, et puis, je pense que je n’aurais pas écrit Jean Valjean si Grégory n’existait pas. J’ai beaucoup d’idées de scénarios que je n’écris pas parce que je ne trouve pas l’acteur. Là, j’ai l’acteur, et surtout, l’idée d’amener quelqu’un là, pour un grand premier rôle populaire, je me suis dit que ce serait joli. Après, ce n’était pas sûr qu’il dise oui, et puis il fallait aussi qu’il accepte une transformation physique. 

Même Alexandra Lamy est méconnaissable dans son rôle. Elle a quelque chose que je ne lui avais jamais vu à l’écran. 

En toute honnêteté, je ne pensais pas à Alexandra, parce que je venais de faire Louise Violet et j’avais écrit un autre film pour elle, que je suis censé faire par la suite. J’avais casté tout le reste du film, je faisais des essais avec plein d’actrices pour ce rôle, et je ne trouvais pas. Je ne savais même plus ce que je voulais, ne serait-ce que pour la tranche d’âge du personnage. J’ai vu plein d’actrices de tous les genres. Puis je déjeune avec Alexandra, je lui raconte ça, et elle me dit “Et pourquoi moi je ne ferais pas des essais ?” Je lui ai demandé de me laisser réfléchir, puis au bout de quarante-huit heures je l’ai rappelée et je lui ai dit “Tu sais quoi, on va faire des essais à l’américaine. C’est à dire que je vais faire venir des maquilleurs, des coiffeurs, une habilleuse, et on va voir jusqu’où on peut aller pour te transformer pour que j’y croie et que tu y croies.” Et on a fait ce travail-là, et à l’issue de ça on a regardé et on s’est dit “Allons-y.” 

Et pour Albert Dupontel en Claude Gueux ? Je suppose que c’était presque évident, dans le bon sens du terme ? 

En effet, je voulais que l’acteur qui allait l’incarner soit iconique, très fort, puis soit un héros. Même si ce n’est pas son histoire et qu’il est là très peu de temps, je voulais que quand on le croise, on croise quelqu’un dont on aurait pu suivre le récit. Pour ça, le plus facile c’est de choisir un acteur qui peut porter un premier rôle d’un film qui n’a pas lieu mais qui aurait pu avoir lieu. 

Il a accepté tout de suite, je suppose ? 

Oui, oui il a accepté et a été très sympathique. Nous sommes camarades dans la vie. 

Un mot sur les décors. Ce qui m’a éblouie dans ce film, c’est le travail qui a été fait là-dessus. Je trouve qu’entre l’usage des effets spéciaux qui ne sont pas toujours de très bonne qualité et les problèmes de budget, ça devient difficile de retrouver des films historiques avec un rendu qui est vraiment crédible. J’ai été très marquée par le cadre du village que vous avez choisi, jusqu’aux intérieurs des maisons, la pierre partout. Comment avez-vous fait ? 

J’ai une façon de travailler à l’ancienne. J’utilise très peu les effets spéciaux. Mon œil est assez intolérant aux effets spéciaux. Alors certes des films comme Avatar je trouve ça sublime, mais c’est aussi une question d’avoir les moyens de faire les choses. Et puis je suis plus proche des acteurs ainsi, et le fait de disposer d’un budget moins important pour mes films me permet d’être libre. Ma méthode de travail, comme je suis scénariste, c’est de m’adapter à ce que je trouve et de réécrire les décors en fonction de ce que je trouve. Et si vous cherchez des décors de la fin du dix-neuvième siècle en France, vous allez en trouver. Vous allez trouver cette carrière, qui est celle dans laquelle Cocteau avait tourné Orphée. Vous allez trouver une chapelle, vous allez trouver une nature biblique comme ça. Il faut la chercher. C’est aussi la dimension patrimoniale qui m’intéressait déjà dans Délicieux, qui m’intéressait dans Louise Violet, et qui m’intéresse ici. C’est être proche de notre identité française. S’ancrer dans nos paysages, dans ce que nous savons être nous. 

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On sent en effet que c’est une déclaration d’amour à la France. Dès le début, les paysages sont fabuleux, tout comme le texte, et le travail sur les dialogues que j’ai trouvés époustouflants. Vous avez vraiment réussi à toucher cette universalité. 

Ce qui est très dur là-dedans — je suis en train d’écrire un film qui se déroule au dix-septième siècle et l’exercice est toujours le même —, c’est de lire suffisamment pour attraper la langue. Il y a dans le film plein de choses de Victor Hugo, mais il y a cinquante pour cent de texte qui n’est pas de Victor Hugo. Il faut donc essayer, sans prétendre avoir son talent, de trouver le phrasé. Et ce que ça implique aussi c’est qu’il n’y a pas de “Passe-moi le sel”, dans le film. Il y a une densité de propos, et en même temps il ne faut pas perdre les gens. Je défends ça depuis toujours, à savoir que je pense que tout le monde peut accéder à ce texte-là. Encore une fois, Victor Hugo c’est fait pour tout le monde. Quand vous essayez de monter un film comme ça, on vous répond que “la langue est trop compliquée”, mais elle n’est pas compliquée, tout le monde la comprend. Elle est magnifique mais elle n’est pas compliquée, vous confondez. C’est comme quand on vous dit : “Il faut que ça aille plus vite”, ben parfois faut pas que ça aille plus vite. Donc trouver la langue “juste”, sans que ça ralentisse le récit, mais qui tienne des propos qui soient ceux qui, je pense, peuvent correspondre aux idées de Victor Hugo, c’était le challenge. 

Ce côté intimiste vient un peu contraster avec des films comme Le Comte de Monte-Cristo, justement. 

Si j’avais adapté du Alexandre Dumas, je n’aurais peut-être pas fait la même chose. Mais Dumas et Hugo sont très différents. Ce qui m’intéresse, c’est d’être dans les pas de l’auteur, d’essayer de comprendre ce qu’il véhicule. Personnellement, je trouve qu’on ne peut pas penser Victor Hugo sans ce rapport entre le Bien et le Mal, sans la poésie, sans l’émerveillement devant la beauté et la beauté du laid, ce qui est une de ses grandes problématiques… Après, vous écrivez un scénario qui aborde tout cela. Je l’ai déjà fait, je le ferai à nouveau et c’est magique d’entrer dans un univers comme ça. Une fois que vous l’avez, vous pouvez glisser : “Voilà ce que je pense, moi, subjectivement”. Vous savez, si vous faites Roméo et Juliette, vaut mieux le faire comme Baz Luhrmann que comme Tartempion qui va juste faire ce qui est écrit. Il faut donner votre point de vue dessus sans trahir le propos d’origine. Cet équilibre-là, il est très agréable à trouver. 

Parlez-nous de la scène de la carrière. La photo du film est extraordinaire pour ce passage également, avec les costumes rouges sur ce fond blanc… ça a dû être assez intense à filmer. 

C’est un bon exemple. Ce n’était pas écrit dans mon scénario au départ. Parce que les travaux forcés n’existent pas, les condamnés travaillaient sur les quais, en fait, à Toulon. Et quand je cherche des décors, à un moment j’entends parler de cette carrière, je me rappelle du film de Cocteau. J’y vais, et je me dis “Mais la métaphore est dingue, donc on va tourner là.” Et ce n’est pas très cher. Elle est là la carrière, je n’ai qu’à y amener des figurants après les avoir choisis et leur mettre des costumes. Après il y a un traitement de l’image qui est particulier sur tout le film comme vous l’avez vu, où je désature les couleurs pour justement qu’on soit dans cette âpreté, jusqu’à finir par les retrouver. Mais donc j’ai du blanc, des matons en bleu marine et des bagnards qui sont dans une espèce de vieux rose donc obligatoirement vous avez ces toutes petites silhouettes de couleur dans un univers gigantesque tout blanc. C’est du cinéma, c’est graphique. 

Que voudriez-vous que le public retienne du film ?

Qu’il y a une rencontre entre le cinéma et la littérature. On n’est pas obligé d’édulcorer la littérature pour adapter au cinéma. Et parfois il y a des adaptations qui sont dans l’autre sens, c’est-à-dire qu’on est tellement sur le verbe qu’il n’y a plus de cinéma. Là, j’ai essayé qu’il y ait un équilibre entre les deux. Et puis après c’est le message. C’est un film aujourd’hui qui est fait pour dire : “Attention à ne pas stigmatiser l’autre, quel qu’il soit, parce que si vous le stigmatisez, il va vous donner à voir ce que vous prétendez qu’il est. Il faut au contraire lui tendre la main pour que d’un seul coup il ait une chance de se transformer.” Et chacun peut le faire à son tout petit niveau. C’est trop facile de jeter des cailloux sur les gens qui passent, surtout quand ils ont purgé leur peine. Mais eux ils sont toujours marqués. Donc il faut les sortir de là. Si vous y réfléchissez, vous verrez que ça vaut avec beaucoup de monde aujourd’hui. C’est ça qui m’intéresse, c’était de faire quelque chose qui, tout en étant très proche de Victor Hugo, soit quelque chose qui ait une forme de modernité ou en tout cas soit applicable aujourd’hui. 

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Je ne savais pas à quoi m’attendre, si on verrait ou si on devinerait Javert. Si vous deviez choisir un acteur pour l’interpréter, qui choisiriez-vous ? 

Je prendrais Grégory Gadebois. *rires* Mais vous savez pour faire ce film, je voulais qu’il joue les deux rôles au début. Je lui ai dit “Mais choisis le rôle que tu veux”. Et il m’a répondu “Moi, celui que j’aurais voulu jouer, c’est Javert.” 

Qui est un personnage particulièrement intéressant lui aussi, il est fabuleux. 

Ah, il est magnifique. Moi je voulais faire une série télé verticale. Faire Les Misérables mais avec Javert, Jean Valjean, Gavroche… Il n’y a pas d’autre roman dans l’histoire de la littérature qui ait créé autant d’archétypes. Ils sont même devenus des expressions, comme pour “Les Thénardier”, “Cosette”, ‘fin c’est ahurissant. On a une demi-douzaine d’archétypes créés dans le même livre. C’est fou. 

Est-ce que vous aviez apprécié la comédie musicale avec Russell Crowe et Hugh Jackman de 2012 ? 

En toute honnêteté, je ne l’ai pas vue. Mais par contre j’adore celle avec Harry Baur. Mon référent était très clairement là. 

Bagheera. 

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