Drunk film

DRUNK

Douloureux comme une cuite, beau comme une fête !

Un professeur d’Histoire enseignant dans un lycée, décide avec trois autres de ses collègues et amis d’expérimenter la théorie d’un psychologue norvégien. Cette dernière stipule qu’il manquerait à l’humain 0,5 grammes d’alcool par litre de sang pour décupler ses qualités relationnelles, professionnelles mais aussi créatives.

J’attendais avec impatience la sortie du nouveau film du réalisateur danois Thomas Vinterberg. Non pas que je sois une fine connaisseuse de ses œuvres cinématographiques, mais le synopsis me paraissait tout à fait grisant. Si la thématique de l’alcool est récurrente au cinéma, elle n’avait jamais été réellement travaillée sous ce prisme-là. Le cinéma filme depuis toujours l’ivresse dans tous ses états, par petits bouts de séquences, mais Vinterberg est allé plus loin, en prenant l’alcool comme cœur du film. Ou disons plutôt qu’il a voulu nous faire croire que la boisson était le sujet premier de son long-métrage.

Un film entre pulsions de vie et pulsions de mort

Le film s’ouvre sur une séquence euphorique et excessive d’une jeunesse qui s’enivre jusqu’à vomir, à travers un jeu ; stupide penseront certains, mais cette scène vous envoie une bouffée d’adrénaline, de joie et d’insouciance qui va se faire trancher par la morosité du personnage principal dans la séquence suivante.

Martin, joué par l’acteur danois Mads Mikkelsen, est un homme désabusé, triste, et dont l’énergie vitale semble éteinte. Si bien que les mots ont du mal à sortir de sa bouche, que ça soit pour enseigner à ses élèves ou pour communiquer avec sa femme et ses enfants. Le réalisateur cadre d’ailleurs de manière répétitive en gros plans le visage de Martin, isolé psychologiquement de ce et ceux qui l’entourent, démontrant sa difficulté à sortir de sa souffrance pour être avec l’autre. C’est un taiseux qui étouffe à l’intérieur, mais qui va pourtant finir par craquer et se confier à ses collègues…après avoir bu deux-trois verres d’une traite et laissé sortir les larmes de son mal-être. L’alcool va délier la langue du protagoniste principal pour initier un début de libération, un nouvel élan. Tout au long du film, on a l’impression d’être dans la peau de ce personnage, qu’on ne peut ni qualifier de héros ni d’anti-héros. On lit ses pensées, ses tentations, ses tristesses, son envie de bien faire, à travers son regard et son mutisme parfois, dans l’œil de cette caméra si proche de lui.

Si l’aura de Mads Mikkelsen émane puissamment à l’image, elle n’en efface pas pour autant les trois autres protagonistes qui ont chacun une sensibilité émouvante, qu’ils soient père de famille un peu dépassé comme Nikolaj (Magnus Millang), vieux garçon solitaire et entraîneur de foot dévoué comme Tommy (Thomas Bo Larsen) ou professeur empathique et aimant ses élèves comme les enfants qu’il n’a jamais pu avoir, à l’image de Peter (Lars Ranthe). Le quatuor est remarquable dans l’individualité de chacun et dans les liens qui se nouent entre ces personnages mais l’expérience commune dont ils pensent tenir les rênes va aussi se jouer d’eux.

« Je connais mes limites, c’est pour ça que je vais au-delà » disait Gainsbourg. Drunk fusionne deux générations qui se confrontent à l’ivresse. Si la jeunesse (les élèves de terminale) teste ses limites en les repoussant, les adultes (les professeurs) vont les surpasser sous couvert d’un compte-rendu scientifique en guise de garde-fou.  C’est un film qui parle de nos vies parfois écrasées ou réfrénées par une succession de chapes de plomb : pression scolaire et de réussite, manque de confiance en soi, difficultés de communication, solitude etc. Il aborde aussi le temps qui passe et les « ce n’est plus comme avant » qui s’immiscent dans le quotidien. Pour remonter à la surface et retrouver du sens dans leur vie, les personnages vont d’abord tutoyer les abysses et faire exploser l’éthylotest.

La violente gueule de bois de Magnus Millang dans Drunk

Un film qui pousse à la consommation ou une célébration de la vie ?

Drunk montre comment l’alcool, qui est – ne le nions pas -, une drogue légale, ne va pas agir de la même façon sur tous les êtres, que ça soit sur le plan physiologique ou psychologique. L’addiction peut évoluer chez quelqu’un et l’emporter avec elle, tout comme elle peut ne pas se développer chez d’autres. L’alcool est la potion magique qui injecte une dose de légèreté dans la vie de ses personnages tout comme il peut devenir le poison quotidien qui finit par démolir des existences déjà bancales. Le film n’est cependant pas moralisateur pour un sou, et grand bien nous fasse. Il sait parfaitement où il va sans être tiède et nous offre d’ailleurs de belles séquences de dégustations, de beuveries, d’énergie nocturne dans un bar ou dans une rue. Certains pourraient y voir une incitation à la consommation excessive ou régulière d’alcool mais le cinéma n’a pas l’hypocrisie d’une publicité qui vous vend un produit en sous-titrant qu’il est toutefois « dangereux pour la santé ». Il y a peut-être une ode à l’ivresse, mais c’est surtout une ode à la vie. Et la vie, ça se fête. Ici, la fête n’est pas uniquement l’apanage des jeunes ; les deux générations, à deux étapes différentes de leurs vies, s’unissent dans l’ivresse, dans tout ce qu’elle a de plus joyeux et de drôle.

Drunk, c’est une ascension de la vie contre la mort. Ce n’est pas tant l’alcool qui redore l’existence de Martin et ses acolytes, mais l’effet grisant d’une nouvelle expérience à découvrir et à partager ensemble. L’expérimentation de cette théorie est en fait le nouveau but, le projet pourrait-on dire même, qui va les stimuler, alors que leur vie semblait s’essouffler, s’amenuir, entre la quarantaine et la cinquantaine. Cette expérience va les faire saigner, mais va aussi révéler le meilleur d’eux-mêmes, par l’impact positif qu’ils vont avoir sur les autres. Drunk révèle les failles de chacun mais aussi la lumière qui émane de ces protagonistes à travers leur effervescence, leur empathie, leur écoute, leur amour, et c’est là toute la beauté du film. 

On assiste à la vie qui reprend ses droits, sa liberté. Drunk, c’est la grosse cuite qui vous plonge dans le chaos, le drame et le pathétique aussi parfois, avant de tout pouvoir remettre en place, pour se relever, et danser au nez et à la barbe de la mort. 

Interview de Thomas Vinterberg et de Mads Mikkelsen au sujet du film

Baudelaire l’avait si bien exprimée cette ivresse, et pas seulement celle de l’alcool, à travers l’un de ses plus célèbres poèmes Enivrez-vous et il résonne ici comme une métaphore de Drunk :

Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.

Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise ».

Alors, en ces temps difficiles, on ne se laisse pas abattre, et en attendant que les vies nocturnes reviennent galvaniser les corps et les esprits, je lève mon verre à Drunk sur sa sublime B.O de Scarlet Pleasure, What a life !

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