Les Intranquilles

Les Intranquilles de Joachim Lafosse

Damien, peintre atteint de bipolarité, partage sa vie taillée dans des montagnes russes, avec Leila et son fils Amine.

Joachim Lafosse s’attaque ici à la santé mentale, et plus particulièrement à une maladie mal comprise, la bipolarité, appelée aussi maniaco-dépression. Comme pour beaucoup de cinéastes, l’intime invite à la création : Lafosse a grandi et vécu avec un père diagnostiqué bipolaire. C’est malheureux à dire, mais quand le cinéma traite de sujets qu’on juge sensibles, l’expérience personnelle donne plus de légitimité et crédibilité aux yeux de la critique. Personne ne peut lui jeter la pierre en lui disant : « tu ne sais pas de quoi tu parles », pourtant chaque film construit une réalité et un angle de vue qui lui est propre. Avec Les Intranquilles, on retrouve l’intérêt que porte Lafosse sur la santé psychologique de ses personnages, sur le couple et la famille dans des situations fragilisées, comme ce fut le cas avec A perdre la raison (2012) et L’économie du couple (2016).

Un trio familial soudés, tantôt un + un + un

Plus qu’une observation de l’aspect psychologique, Lafosse jongle entre le prisme de la famille, du couple et celui de l’individualité. Dans ce trio familial, une quatrième entité se dissimule et prend parfois toute la place : la bipolarité s’invite à table, au lit, en voiture, en vacances, dans le couple, elle grignote l’énergie de celui qui la porte et de ceux qui gravitent autour. Quand la psychose se déchaîne, elle efface l’essence même de l’individualité, de la vie. Pour contrebalancer, la caméra de Joachim Lafosse filme de près chacun de ses trois héros, comme des portraits en mouvements. Il capte des images sensitives, avec une importance pour le toucher, les regards et surtout les respirations sonores, que ce soit dans le sommeil, la tension lorsque Damien peint ses toiles ou pendant des scènes de danse, parce qu’il y a de la vie dans ce film, de l’étreinte et de la sensualité, pour colmater un quotidien sur le fil. Et si le film tire en longueur par moment, c’est aussi parce que Lafosse laisse le temps s’écouler dans de nombreux plans pour nous faire rentrer dans la bulle de chacun de ses personnages.

Quand une personne souffre d’une maladie, tout semble tourner autour d’elle et les aidants semblent s’éteindre, ou donner l’impression à leur tour d’être envahissants quand ils ne demanderaient parfois qu’à souffler quelques instants. Le rôle de Leïla Bekhti en est le parfait exemple. C’est une mère qui se retrouve avec deux enfants, son fils, et l’amour de sa vie, qu’elle protège, réprimande et pour lesquels elle doit faire preuve de patience. « Tu es trop haut », « Il faut que tu dormes » ou encore, « Je ne vais pas tenir », voilà ce qu’elle répète sans cesse à Damien qui fait la sourde oreille tel un pré-ado en rébellion. Une Leila qui nous semble presque fatigante et rabat-joie tellement elle anticipe pour deux, tellement elle est inquiète. Si bien qu’au fil du film on se demande si une forme de folie ne la gagne pas elle aussi. Leur amour ne semble tenir qu’à une énième crise, et pourtant il est bien là, profond et solide malgré tout.

Les Intranquilles c’est une déclaration d’amour qui lutte au quotidien. Elle se diffuse de la plus belle des manières à travers les regards que Leila porte sur Damien, notamment lors d’une séquence en voiture sur fond d’une musique intradiégétique, Idées noires de Bernard Lavilliers. C’est une métaphore musicale de leur amour, d’une folie douce et furieuse qui les propulse de haut en bas. Cette chanson culte de Lavilliers porte en elle toute l’énergie du désespoir avec des paroles sombres qui naviguent pourtant sur une musique rock et entrainante, sortie du fin fond de la dépression que vivait le chanteur à l’époque.

Quand le regard de Leila couve Damien, celui d’Amine couve ses parents : une scène familiale enveloppante, quand l’enfant se retrouve observateur de l’amour et de la complicité entre ses parents. Et c’est tout ce qui fait la vibration du film. Il a beau parler de bipolarité, il raconte surtout une histoire familiale, certes unique, mais qui ne décroche pas totalement d’une certaine petite universalité. On touche au psychique, et pourtant il n’y a pas ou peu de scène à l’hôpital, même lorsque Damien y part en soins, il disparaît alors de l’écran. La maladie se vit essentiellement au cœur de la maison ou dans l’atelier de Damien.

Un film à l’esprit bien ancré dans la réalité d’aujourd’hui

Les Intranquilles s’inscrit dans notre temps, dans nos vies, et je dois dire que c’est la première fois que je me retrouve face à un film où un autre parasite, maintenant bien connu, s’invite à l’écran : le COVID et sa clique, le masque et le confinement. Le cinéaste parle d’ailleurs de cette notion du « réel qui vient cogner » douloureusement. Pour certains, rien de bancal à l’horizon, pour d’autres, l’enfermement physique a également engendré un enfermement psychique. Tout comme d’autres non pas eu à attendre le COVID pour expérimenter toutes sortes de souffrances morales, le film raconte ce qui se passe et ce(ux) qui reste(nt) quand tout semble partir en vrille.

La fin du film n’a pas été réellement écrite et cela se ressent à l’écran. Maladroite ou judicieuse, elle semble imager toutefois la bipolarité : pas de happy ending, ni de fatalité, on ne peut guérir de cette psychose, seulement vivre avec et tenter de la modérer, et pour ce faire, il faut déjà qu’elle soit reconnue et acceptée, de la sphère privée à la sphère publique.  

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