Alors que partout ailleurs, le 24 juin est une journée parfaitement ordinaire, sur la planète séries, tout le monde s’agite. La raison : un épisode de série aurait battu le record du nombre de pénis à l’écran (et non, ce n’est pas Game of Thrones, et oui, c’est bien sur HBO). Son nom ? Euphoria.
À ce stade, je suivais de loin les réactions à la série et ma curiosité était grandement limitée par mes a priori : encore une série adolescente qui se la joue avec du sexe et de la drogue en veux-tu en voilà pour en réalité ne pas dire grand chose de ses personnages, non merci ! Mais les semaines passent, les réactions se font de plus en plus enthousiastes… Zendaya y serait excellente… Leonardo Dicaprio affirme que la série est incroyable… Bam, ni une ni deux, j’interromps mon rewatch des premières saisons de 24 et m’installe devant le pilot d’Euphoria. Déso Jack, mais c’était la meilleure décision ever.
On entre dans Euphoria avec Rue Bennett (Zendaya), jeune fille de 17 ans qui sort tout juste d’une cure de désintoxication et se prépare à retourner au lycée. Rencontres, amours, violences, drogues et sexe… Eh oui, c’est un teen drama qui ne détourne pas les yeux devant la vie agitée de ses protagonistes. Pour autant, l’une des principales réussites de la série consiste précisément à éviter le double écueil de la complaisance ou de la condescendance à leur égard. Condition indispensable pour toucher une plus large audience… au risque de provoquer quelques crises d’angoisse chez les parents d’ados.
Everybody huuuuuurts
Si Rue/Zendaya est bel et bien la tête d’affiche de la série, Euphoria s’appuie sur une galerie de personnages dont la diversité des voix, tons et expériences est telle qu’elle prend rapidement des allures d’ensemble show. À ce titre, la série reprend la formule classique “un épisode, un personnage”, tout en se libérant des contraintes structurelles et narratives du dispositif après quelques minutes d’épisode.
Libérée, délivrée, Euphoria l’est bel et bien : thématiquement, structurellement, temporellement… Au reproche qu’on pourrait lui faire de ne suivre que ses propres règles en dépit, parfois, de toute exigence réaliste, Sam Levinson oppose généralement une boutade amusée : ainsi Rue est-elle la narratrice omnisciente (ou presque) en voix-off du récit des autres protagonistes, ce qu’elle justifie en déclarant s’imaginer des pouvoirs de voyance.
“Mais c’est trop facile de s’en tirer comme ça !”, ça, mon cher Watson, je te l’accorderais volontiers si nous avions affaire à une série de David Simon (Treme, The Wire…). En l’occurrence, j’admets qu’une série certes non fantastique, mais d’atmosphère… nocturne, voire onirique, peut tout se permettre, à condition de ne pas tomber dans le précipice en forçant le jeu d’équilibriste. Sam Levinson lui-même a répondu aux critiques portant sur le réalisme (ou plutôt l’absence de) en affirmant que cela n’avait aucun intérêt pour lui, ajoutant :
“But at the same time, there’s people constantly saying how real the show feels, which creates an interesting paradox.” Sam Levinson
(« Mais en même temps, il y a des gens qui n’arrêtent pas de dire à quel point la série est réelle, ce qui crée un paradoxe intéressant. »)
Alors, c’est quoi le balancier qui permet à Euphoria de toujours rester sur le fil ? Élémentaire : ses personnages. Quand bien même elle ose beaucoup, elle reste également en permanence à hauteur de ses ados. La série reprend tout naturellement les archétypes du genre : bimbos, outcasts, sportifs (le personnage de Rue est toutefois beaucoup plus rare, en addict’)… pour mieux en approfondir et nuancer les personnalités. Dans la lignée des autres grands teen drama…
— PAUSE RÉFÉRENCE : CONNAIS-TU ANGELA, 15 ANS ? —
Diffusée en 1995 sur ABC et sur Jimmy en France, Angela, 15 ans, ou My So-Called Life dans sa version originale, est un teen drama créé par Winnie Holzman, d’une saison unique de 19 épisodes. Un petit bijou du genre avec Claire Danes et Jared Leto, cité par la sœur de Rue dans Euphoria. Difficile de passer à côté des ressemblances entre les scènes nocturnes des deux banlieues résidentielles…
— FIN PAUSE RÉFÉRENCE —
…Euphoria rend compte de l’intensité des émotions de ses protagonistes. Elle procède par ruptures de tons, organisées autour de couples contradictoires : cruauté / sensibilité, solidité / vulnérabilité, intimité / exposition… Déclinés essentiellement dans la complexité des relations amicales, sexuelles et amoureuses de la série. Et devinez quoi ? Ce cocktail endiablé est terriblement efficace. Bref, on s’attache (et on s’empoison… *oups*) et on pleure un peu, beaucoup, passionnément.
Un réinvestissement actuel et créatif du teen drama
Pour saisir les contours du genre, je soutiendrais volontiers que tout teen drama décent est écrit à la manière d’un drame apocalyptique (*hein ?*). L’apocalypse, c’est pas juste la fin du monde (*wink*), c’est aussi le moment du “dévoilement” (au sens étymologique). Est-ce que le teen drama n’est pas la composition de l’un comme de l’autre : comme le récit de personnages qui se révèlent à eux-mêmes et, en même temps, le récit de la fin de l’adolescence, parfois contraint et subi ?
Rien de nouveau sous le soleil, le genre a ses réfractaires, et je ne reprocherai à personne de dire du mal de Riverdale. Mais Euphoria est bien la preuve qu’il est encore possible de proposer un teen drama fidèle à ses codes et infiniment novateur à la fois ! Galerie de personnages divers, soirées, saison qui commence par la rentrée scolaire et se termine par le bal… Sans jamais réellement formaliser ces marqueurs du genre, la série de Sam Levinson les réinvestit bel et bien.
C’est avec son quatrième épisode que la série fait la démonstration la plus enthousiasmante de cette réappropriation du genre. Sorte de huis-clos étendu, dans un décor de fête (foraine !), cet épisode de mi-saison reprend ainsi un passage obligé : le moment des “révélations”, soit également celui de l’explosion des conflits et/ou des rapprochements. Pour un ensemble show adolescent, les non-dits et les secrets sont au cœur des enjeux dramatiques et ils sont nombreux dans Euphoria : relation sexuelle avec un adulte, manipulations et pressions de couple, tromperies… Quasiment conçu (et parfois filmé !) comme un “tour de manège”, ce quatrième épisode est l’épitome de la série : bourré de trouvailles de mise en scène (via une caméra hyper mobile par exemple), génialement interprété, étonnant dans son écriture et évoluant dans une atmosphère onirique…
Et si tout cela n’était qu’un (mauvais ?) rêve ? C’est parfois la question que le spectateur, comme les personnages, peut se poser, devant la majorité de décors nocturnes et brumeux, et surtout la déstabilisation des repères spatio-temporels.
La narration fait éclater à multiples reprises sa linéarité, au profit d’un enchaînement davantage émotionnel, ou un montage par “associations”, sans s’embarrasser de justifier ou d’expliciter ses ellipses et flashbacks/flashforwards. Elle suit, somme toute, une cohérence d’ordre onirique associée à un ton, sinon cynique, a minima désabusé, tel qu’on peut en faire l’expérience chez Gregg Araki.
Et là, évidemment, si tu connais ce nom, tu commences à comprendre où je veux en venir avec mon histoire de teen drama apocalyptique…
— PAUSE RÉFÉRENCE : CONNAIS-TU GREGG ARAKI ? —
Gregg Araki s’est fait connaître avec le film Mysterious Skin, drame sorti en 2004, autour de la vie de son personnage d’adolescent… On lui doit également Kaboom (2010), film apocalyptique dont les protagonistes sont de jeunes étudiants, The Teenage Apocalypse Trilogy (Totally F***ed up, Doom Generation, Nowhere) et une série pour MTV qui n’aura finalement pas vu le jour… : This Is How The World Ends. Le cinéaste explore des thématiques proches de celles qu’on découvre dans Euphoria : la sexualité, le rapport aux drogues, la frontière poreuse entre rêve et réalité, etc., dans une imagerie, un accompagnement musical et des prises de liberté narratives tout aussi parlantes.
— FIN PAUSE RÉFÉRENCE —
Euphoria frappe fort d’entrée de jeu avec une série de plans marquants en guise d’ouverture : le foetus “Rue” dans le ventre de sa mère, les deux tours du World Trade Center qui s’écroulent le 11 septembre 2001. La fin d’un monde et, clairement, le marqueur d’une génération (les 2000 !), au point que peut-être, la mélancolie de la série soit celle d’une conscience post-apocalyptique, comme si cette génération était née… alors que tout était déjà terminé.
C’est probablement ce qui fait d’Euphoria un teen drama résolument actuel. Elle intègre aussi comme peu l’ont fait avec autant de pertinence les technologies modernes et leur impact sur le quotidien des adolescents. Elle ne se contente pas juste d’illustrer, mais exprime et laisse ses personnages exprimer leur relation aux réseaux sociaux jusque dans ses contradictions, et sans leur prêter de fausse naïveté vis-à-vis de leurs usages. Photos volées, mise en scène, applications de rencontres et pornographie : la série met en scène les tentatives, chez les personnages, de s’approprier ou se réapproprier ces espaces qui, quoi qu’il en soit, font partie de leur environnement quotidien. Il n’est guère question de verser dans le personal branding instagramesque, mais de s’approcher d’un véritable sens de la performance, qui se déploie même au-delà des écrans, notamment dans la créativité du style et du maquillage des protagonistes.
Euphoria est ainsi l’une des plus belles et intenses expériences télévisuelles de l’année. En teen drama, la série fait preuve d’une créativité sans bornes aussi bien narrative que visuelle. C’est probablement l’une des propositions du genre la plus actuelle et la plus attachante, portée par une galerie de personnages (et d’acteurs) impressionnants. Bref, si t’as manqué ça, fonce ! De mon côté, je vais donner sa chance à Assassination Nation, le film sorti en 2018 et réalisé par le même Sam Levinson.
Stella
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