Le réalisme magique : Mormaço VS Azougue Nazaré

De tous les films que j’ai pu voir lors de cette édition 2018 de Cinélatino, il n’y en a pas un qui ne touchait au politique. Certains critiquent le pouvoir des images, en étudiant le rapport de l’homme avec la caméra (A Morir A los Desiertos de Marta Ferrer Carné) ou en laissant parler d’elles-mêmes les images télévisuelles (Tierra Sola de Tiziana Panizza), d’autres s’attachent à mettre en parallèle les souvenirs personnels avec les mémoires collectives d’époques sombres de l’Histoire (Sinfonía para Ana de Virna Molina et Ernesto Ardito). La plupart des films que j’ai vu abordent le politique à travers une communauté géographique bien précise, qui se divise ou se métamorphose à cause des pouvoirs qui s’y exercent ou des progrès qui s’y installent. Deux films brésiliens, notamment, traitent de la dislocation d’une communauté à travers le genre fantastique. S’ils se font écho sur de nombreux points, le premier est à mon avis une belle réussite et le second, un faux pas cinématographique. Petit face à face entre Azougue Nazaré de Tiago Melo  et Mormaço de Marina Meliande.

Le réalisme magique, métaphore d’une violence indicible

Lorsqu’on cherche à représenter une grande violence, il est parfois judicieux d’utiliser des outils de distanciation. Parmi eux existe le Réalisme Magique. A l’origine un courant littéraire d’Amérique latine, il consiste en l’irruption, dans une réalité historique sociale ou politique, d’éléments surnaturels présentés comme vraisemblables. Normaliser la violence en la décrivant à travers des métaphores permet de dénoncer l’oppression en décrivant une réalité parfois difficile à mettre en mots. Gabriel García Márquez, avec Cent ans de solitude, décrit par exemple le sang comme un fil rouge qui court d’une maison à l’autre.

L’écrivain John Green, dans un de ses Crash Course, illustre ce concept avec le roman Cent ans de solitude

En rattachant des éléments fantastiques à deux situations politiques bien réelles et actuelles, Azougue Nazaré et Mormaço s’inspirent du Réalisme Magique, d’une manière plus ou moins subtile. Les deux films traitent de l’irruption de la modernité sur un territoire dans deux contextes différents. Le film de Tiago Melo raconte, dans un petit village du Nordeste, le conflit entre deux croyances, celle du Maracatu, tradition de chants et danses afro-brésiliennes et celle venue de la vague toute récente de l’Église évangélique. Partisans de l’un ou de l’autre, les habitants se divisent. Surviennent alors des vagues d’enlèvements inexpliqués d’évangélistes, perpétrés par des créatures masquées.

Teaser: Les chanteurs d’Azougue Nazaré en pleine joute musicale via WatsApp

Mormaço se place à Rio, durant les préparatifs des Jeux Olympiques de 2016, lors desquels le paysage se redessine au gré des constructions massives d’équipements sportifs, forçant à l’expulsion la population des quartiers pauvres alentour. Une avocate engagée pour la défense de ces habitants commence alors à développer une inquiétante maladie de peau qui recouvre bientôt tout son corps.

Bande annonce : Un climat inquiétant plane dans Mormaço

On comprend, dans ces deux situations, le lien entre fantastique et politique : dans l’un, il y aurait une sorte de vengeance de l’esprit du Maracatu face à l’arrivée d’une croyance étrangère. Pour l’autre, c’est la pression que subit l’avocate, étriquée entre l’ambition d’entrepreneuriat des politiques locaux et la détresse de ses voisins, qui conduirait à sa dégradation dermatologique. Pourtant, il y a un problème avec Mormaço, c’est le point de vue adopté. La réalisatrice place le problème politique comme un simple décor, prétexte du fantastique, alors que celui-ci est au cœur du film de Tiago Melo.

Azougue Nazaré, un film à plusieurs voix

Avec Azougue Nazaré, le spectateur s’invite aux rites secrets Maracatu. Dans une séquence d’ouverture saisissante, Tiago Melo matérialise à l’écran la confection de la boisson Azougue, que les danseurs boivent avant chaque performance. En très gros plan, on voit du bois taillé, des herbes coupées, la nature minuscule façonnée de la main de l’homme sous les coups sourds des couteaux et des pilons, dans une recette magique dont la séquence semble nous livrer le secret. Le film adopte le point de vue original de filmer moins les gens que les choses : la trajectoire d’une lance, les brins d’herbe à leur échelle, le ciel depuis le sol ou le sol depuis le ciel. Tiago Melo raconte l’histoire collectivement, survolant le quotidien de différents habitants, le journal télévisé, des vidéos Youtube publiées lors de soirées, sans jamais vraiment s’attarder sur un individu en particulier. Le point de vue serait plutôt celui de la communauté, en tant qu’entité, connectée par un lien naturel qui évoque la magie. C’est que dans ce village, le sens du collectif est essentiel et la croyance est matérialisée par des moments de partage forts : d’un côté les joutes verbales improvisées des chanteurs Maracatu et de l’autre les chants à l’église. Mais si les deux camps se retrouvent séparément, la communauté en elle-même est divisée, et c’est justement de ce bouleversement que naît le fantastique. Plus encore que l’incompatibilité entre deux croyances, c’est l’irruption de la modernité, dans un village qui connaît un développement brutal, qui brise l’harmonie ancestrale, créant presque un anachronisme, une anomalie dans l’ordre établi de la nature. Le surnaturel n’est pas figuré que par les créatures masquées, il se retrouve dans chaque plan du film. Tiago Melo filme par exemple les pylônes électriques dans les champs avec une intensité inquiétante.

Azougue Nazaré, l’histoire d’une communauté

Mormaço, le politique comme simple décor

Avec Mormaço, le lien entre fantastique et politique est bien plus artificiel, en premier lieu à cause du point de vue adopté. La maladie qui représente la détresse de la communauté, est portée non pas par les habitants menacés d’expulsion, qui subissent directement la situation, mais par un personnage détaché : une riche avocate blonde qui ne risque pas grand-chose, si ce n’est perdre un procès. Non seulement ce symbolisme est déplacé, presque hypocrite, mais il devient également lourd, à force d’être formulé, dans ce qui ressemble à des tentatives de justification de la métaphore fantastique. Un docteur décrète que l’avocate est atteinte de la « maladie du chat », une grave dépression des félins contraints de quitter leur lieu de vie qui peut conduire au suicide. L’analogie est peu subtile et il n’est pas logique que l’avocate soit la seule touchée. Les véritables victimes, les habitants des quartiers menacés d’expulsion, ne sont que rarement montrées, dans des situations stéréotypées, le plus souvent en train de crier leurs protestations dans la rue ou sur le toit de leurs maisons. Ils sont foule anonyme reléguée en tant qu’arrière-plan. Tout, dans Mormaço, est manichéen, le « méchant » étant un politique local avide d’argent introduit dans une rapide séquence aux dialogues sans profondeur. Le film cherche à dénoncer une situation qu’il ne s’attache ni à montrer ni à complexifier, d’autant plus qu’il n’aborde même pas la question des JO eux-mêmes, pourtant la cause de l’histoire : on n’en verra qu’un vague logo, au début du film dans un rapide plan large d’un chantier en construction.

Cette séquence de Mormaço où Ana est prise dans la poussière d’un bâtiment qui s’effondre
pourrait être une métaphore du film: si Ana est enveloppée dans ses tourments dans une belle mise en scène, il n’y a que son personnage à l’écran, et les habitants demeurent absents. 

Le surnaturel comme métaphore

Mormaço montre certes des situations révoltantes mais dans lesquelles les protagonistes sont réduits à des gentils contre des méchants. En filmant avec du recul la communauté comme entité, Tiago Melo parvient justement à ne pas tomber dans ce manichéisme en dénonçant plus l’impact de la modernité en lui-même et les pratiques qui peuvent en résulter. Notamment, il aborde le sujet des « faux prophètes » qui prêchent une fausse bonne parole qu’ils ont mal interprétée, dans une lecture trop hâtive des écritures (ce qui conduit le prêtre du village à commettre un péché absurde !). Le choix de l’élément surnaturel met les réalisateurs dans différentes postures face aux communautés qu’ils filment. Tiago Melo, en matérialisant l’esprit du Maracatu, fait de son film un geste doublement politique : non seulement une dénonciation de la modernité trop rapide mais aussi un hommage à une tradition du Nord du Brésil qui se meurt. La laide maladie de Mormaço fait à côté pâle figure : une peau qui pourrit (il est en effet question de pourriture dans le film) serait la métaphore de la détresse d’un peuple ?

Une déception et une belle surprise

Au final, Mormaço est plus un film qui « fait genre » qu’un film de genre. On sent bien l’intention de reprendre les codes cinématographiques du film fantastique pour les mettre au service d’une dénonciation politique. L’intention est louable mais le résultat est maladroit et artificiel, à grand renforts de musique lourdingue, situations répétitives (la représentation de la maladie : l’avocate se gratte, se regarde dans le miroir, et se regratte), personnages stéréotypés (le voisin rockeur ténébreux est insupportable mais il faut accorder qu’il a des yeux de fou qui, s’ils n’ont rien à voir avec son rôle, donnent à l’acteur un bon potentiel pour jouer un serial killer). Ces clichés confortent le spectateur dans un déjà-vu qui n’a rien d’agréable. Azougue, au contraire, est sans cesse dans l’expérimentation, dans la surprise, quitte à parfois risquer de laisser le spectateur sur le carreau (le générique après 1h20 de film est un peu abrupt). Tiago Melo s’inscrit dans une démarche d’ouverture à l’autre et à des traditions qui se meurent. À ce titre, il faut préciser que les acteurs sont de vrais chanteurs Maracatu. Le fantastique, c’est bien au départ du mystère ; ce qui déroute, ce qui fait peur ou émerveille. C’est une métaphore de l’inconnu. Il n’existe pas sans prise de risque et sans imagination.

Stella

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