Robar a Rodin

En 2005, un certain fait divers fait couler beaucoup d’encre au Chili. Un étudiant en art vole une sculpture de Rodin, le Torse d’Adèle, au Musée National des Beaux-Arts de Santiago. L’œuvre n’appartient pas au musée, qui se l’est fait prêter par le Musée Rodin pour une exposition temporaire. Catastrophe de la perte d’un des plus précieux chefs-d’oeuvre de la sculpture, crainte d’un incident diplomatique : c’est, pendant quelques heures, la panique à bord… Jusqu’à ce que l’étudiant en question retourne le Torse d’Adèle aux autorités le lendemain des faits, classant ainsi l’incident comme mineur.

Devenue une petite légende au Chili, l’histoire du vol du Rodin comporte encore beaucoup de zones d’ombre. Si les interprétations ne manquent pas, personne ne connaît avec exactitude le comment, ni le pourquoi de ce geste. Le réalisateur Cristóbal Valenzuela Berríos décide alors d’en faire un documentaire, pas sur l’histoire du vol lui-même, mais plutôt sur comment chacun se le raconte…

« On ne saura jamais ce qui s’est passé la nuit du vol. Au lieu de chercher la vraie version des faits, nous avons décidé de les faire toutes. » annonce-il lors de la projection du film à l’ABC. Un sacré programme.

La narration du film est un jeu de fausses pistes permanent. Pas moins de vingt-six personnes interrogées exposent leur version des faits, du vigile du Musée en service ce soir-là au voleur lui-même, en passant par des philosophes, le curateur du Musée Rodin en France, et bien d’autres qui ont vécu l’affaire, de près ou de très loin. Chose notable pour un documentaire, il n’y a pas de légende à l’écran quant au nom et à la fonction de chacun des intervenants : on comprend leur identité petit à petit, au fil des séquences. Surtout, le réalisateur ne présente pas ces personnes comme les rôles d’une enquête, mais en tant qu’êtres humains qui réagissent à l’histoire avec leur sensibilité propre.

Le film s’articule comme un collage un peu délirant de ces reconstitutions approximatives des faits, volontairement surréalistes, parfois séquences jouées, parfois inserts d’extraits de films, parfois même photos et vidéos personnelles du voleur, Emilio, sur lequel Cristóbal Valenzuela Berríos a effectué tout un travail de recherche. Les intervenants deviennent des personnages, chacun avec un décor, des expressions, un état d’esprit propre. Ce fouillis de tons et de styles (le film durait pas moins de six heures dans sa première version !) offre un dynamisme étonnant et original, et on se perd avec délice dans les fantasmes de chacun. Emilio lui-même ne raconte jamais l’histoire de la même manière.

Que s’est-il donc passé dans le tête de l’auteur du vol cette nuit-là?

C’est sur les raisons du geste que les avis divergent le plus. Lors du procès d’Emilio, son avocat entreprend une explication périlleuse mais admirable, comme quoi le vol fait partie d’un projet artistique visant à explorer la dualité entre absence et présence… Aussi absurde qu’elle soit, l’explication plaît au juges. Ce que nous montre le réalisateur, c’est qu’on a toujours cherché à donner plus de sens à ce geste que, certainement, il n’en avait. Certains académiciens crient au génie : la démarche d’Emilio est bel est bien artistique, car la transgression est l’essence même de l’art. Emilio, dans une de ses explications, dit n’avoir commis le vol que pour, le temps d’une nuit, en étudier l’impact.

Robar a Rodin prend alors une dimension bien plus sérieuse : et si le réalisateur cherchait à compléter ce qu’Emilio dit avoir entrepris ? Mesurer l’emballement des esprits provoqué par un simple geste, un emballement aux proportions démentielles, qui aura même de sérieuses retombées pour l’économie locale. Si le film est une enquête, c’en est une drôle et passionnante sur l’imaginaire humain, ce qui l’éveille et ce qui le meut. L’imaginaire, n’est ce pas la source de l’art ? En faisant une analogie avec La Joconde, qui doit sa colossale célébrité en partie à cause d’un vol (ou grâce à lui ?), un des philosophes interrogés nous laisse réfléchir sur cette simple idée : il n’y a de chefs-d’oeuvre que ceux que nous inventons…

la bande-annonce, en espagnol, qui finit sur cette affirmation d’Emilio : “je ne suis pas un voleur, je suis un artiste”…

Stella

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