Une violente dose de nostalgie : bienvenue dans Censor

Censor est un petit bijou du cinéma de genre. Incroyable sur le plan visuel, passionnant dans sa narration en plus d’avoir un contexte historique original et inédit dans le cinéma de genre. Prano Bailey-Bond offre un premier film hors des sentiers battus, avec une identité déjà forte. La définition même d’une pépite.

Enid, perdue dans la fiction ou la vraie vie ? crédit IMDB

Dans ce film, on suit Enid qui travaille dans un bureau de censure cinématographique en Angleterre sous l’ère Thatchérienne. L’industrie naissante de la VHS leur donne du fil à retordre car les nasties, ces films d’horreurs petits budgets sanglants et érotiques, demandent un énorme contrôle. Lors du visionnage d’un énième film, elle découvre une histoire troublante et un visage qui lui paraît familier : celui de sa sœur, disparue quelques années plus tôt lors d’une promenade en forêt…

Bande annonce de Censor

Les images violentes rendent-elles violent ?

Le contexte dans lequel se déroule le film est hors norme et justifie déjà le visionnage. La période de la censure cinématographique, qui a parfois détruit injustement des chefs d’œuvres pour la bonne conscience morale (quand on sait que Massacre à la Tronçonneuse a été taillé en pièce par exemple !… )  est une époque peu vue au cinéma, mais qui permet un regard rétrospectif critique sur l’histoire même du cinéma.  Un aspect meta bienvenu qui ajoute une dimension de lecture au film.

Prano Bailey Bond, à travers cette période historique, soulève une question essentielle : ces images censurées rendent-elles réellement violents, ou y a t’il d’autres facteurs qui expliquent des escalades de violences sociétales ? Un débat qui continue de nos jours, où l’on accuse aléatoirement les jeux vidéo, la musique metal ou les films d’horreur au hasard de ce qui collera le mieux à l’actualité sensationnaliste. Pour la réalisatrice, “lorsque Thatcher est arrivé au pouvoir, on a traversé une période vraiment difficile. Toutes les mauvaises choses sont arrivées en même temps : la crise, violences policières, émeutes, chômage sans précédent… Il était facile de tout remettre sur le dos des VHS et des films violents. C’était une bonne excuse. Une vraie panique morale entourait la sortie de ces films. “

Photo de la rencontre avec la réalisatrice Prano Bailey-Bond. Crédit : L’écran

Un parallèle à faire avec notre époque, et en particulier les réseaux sociaux ? Pour la réalisatrice, le parallèle est à tirer avec des pincettes. “Aujourd’hui la censure est différente de celle de l’époque. Je pense que le recul historique permet de traiter les choses plus objectivement, de se réapproprier cette période. Alors bien sûr qu’il y a des métaphores aussi de notre monde contemporain, mais pour moi il est important de garder ce regard rétrospectif et critique sur les choses. On pourra sans doute faire le même film sur notre période contemporaine une fois qu’on aura eu ce regard rétrospectif et critique.”

Un minimalisme élégant

Les films de la trempe de Censor font preuve d’un relatif minimalisme. Le feeling me rappelle celui de Rent-A-Pal, une jolie pépite disponible sur Shadowz qui, tout comme Censor, ne s’encombre pas de choses inutiles. Peu de lieux, peu de personnages, une histoire assez ramassée dans le temps et concise dans ses péripéties, mais qui suffit à en dire énormément. Ce minimalisme dans les ambitions permet à l’inverse une grande générosité visuelle et dans les propos, car le film prend le temps de poser les choses pour développer son univers.

Bande annonce de Rent-A-Pal

Enid est un personnage très agréable à suivre. Elle a une personnalité forte, un certain humour derrière sa froideur première ; Bien qu’elle soit solitaire, elle entretient un bon rapport avec ses collègues de travail, est loin des clichées de la fille traumatisée, seule et dépressive, incapable d’avoir des rapports sociaux normaux. Excepté avec ses parents, où l’on sent que la disparition de la sœur a entaché à jamais leur relation. Les non dits et les zones d’ombre du film sont éloquents. Pas besoin de s’embarrasser de dialogues ou de développements inutiles, on comble facilement les vides en imaginant une relation parent-enfant pleine de reproches silencieux et la culpabilisation permanente que porte Enid sur ses épaules : pourquoi sa sœur a disparu et non elle ?

Esthétique 80’s loin de la nostalgie

Censor frappe par son esthétique soignée et son ambiance fascinante. C’est un film magnifique sur le plan visuel, aux images ancrées dans la période 80’s, sans pour autant céder aux sirènes de la nostalgie facile. Prano affirme avoir regardé beaucoup de catalogues et d’images d’époque, mais s’être concentrée plutôt sur des photos de la vie quotidienne plus que des photos de magazine. Elle voulait retranscrire l’ambiance grisâtre qui y régnait et pas la beauté nostalgique sur papier glacé. Il est vrai que les années 80 sont aujourd’hui perçues à travers un prisme biaisé qui n’en garde que le clinquant et les couleurs flashys, alors que les années 80 dans la vie quotidienne étaient bien plus fades.

Loin du clinquant, les années 80 dans toute leur morosité. Crédit : HITC

Le film joue énormément sur les contrastes entre des couleurs très fortes (jaunes, rouges, bleues), parfois néon, et du noir profond. La musique, avec ses grandes nappes de clavier, évoque bien sûr le cinéma de Carpenter et toute la vague synthwave actuelle. Pour la petite anecdote, les musiques du film sont parfois créditées “Frederic North”, qui est un personnage du film et qui n’existe donc pas dans la vraie vie. Il s’agit de la compositrice, Emilie Levienaise-Farrouch, qui a endossé ce rôle pour composer les musiques des “films dans le film” présentes dans Censor. En effet, si certains films visionnés par Enid sont d’authentiques films d’horreur des années 80, d’autres, pour les besoins narratifs, sont des créations de Prano Bailey Bond. Elle avoue d’ailleurs avoir adoré dirigé deux films en un, même si elle voulait à tout prix éviter tout aspect pastiche trop “fun”, voire parodique. Elle s’est replongée entièrement dans les manières de créer des films, et en particulier de diriger les acteurs, de cette période là pour proposer des créations réalistes. Encore un degré de lecture meta, qui met de la fiction jusque dans le générique de fin ! 

Même si les références visuelles et thématiques aux grands maîtres comme Dario Argento et Lucio Fulci sont évidentes, Censor évite toute citation plaquée grâce à une mise en scène inspirée. Le film a beaucoup de personnalité : c’est très beau, même dans les ambiances les plus grisâtres (on avait oublié à quel point le design des objets de ces années-là était terne, encombrant, gris et moche !). Cette beauté vient de cadres minutieux, symétriques et picturaux, mais aussi de choix de couleurs tout en contrastes. Le jeu entre les différents formats d’image est aussi très intéressant : le film alterne entre 4:3 et 16:9. Là où au début les choses sont évidentes (le 4:3 pour les films à censurer, le 16:9 pour suivre la vraie vie d’Enid), les choses finissent par se brouiller quand Enid perd le sens des réalités. Le format 4:3 devient alors le format du rêve, de la psychose. Enid se fait littéralement un film, qui est retranscrit par ce format VHS à l’écran. 

Le film est particulièrement impressionnant lors des phases de “vrais faux films”. Crédit : IMDB

Censor est une jolie pépite du cinéma de genre. Loin des clichés et d’une citation purement nostalgique évoquant la gloire des 80’s et des VHS, le film explore l’univers des traumas non résolus à travers la question controversée de la violence des images. Le discours n’est jamais manichéen bien que le film soit profondément engagé. Une excellente première réussite dans le format long de la part de la réalisatrice !

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