titane-cover

Titane est imparfait et c’est tant mieux

Titane est imparfait et c’est tant mieux

« Je sais que mon film n’est pas parfait », c’est ce que Julia Ducournau a dit après que Sharon Stone lui ait remis la Palme d’Or. On peut voir dans ces mots une position d’humilité face aux œuvres d’art qui sont toujours des projets inaboutis. Mais, prononcés juste après que Spike Lee et son jury aient choisi de récompenser Titane par le premier prix du plus beau festival de cinéma, ils ont aussi quelque chose de puissant. Julia Ducournau a raison : son film est imparfait, mais c’est précisément son imperfection qui fait toute sa force. Titane n’est pas un alliage pur et lisse, c’est la proposition d’un cinéma différent, une envie de retourner les paradigmes du récit pour une expérience unique. 

Le projet avait de quoi intriguer. Grave, même si son exécution ne m’avait pas totalement convaincue, contenait déjà des questionnements qui donnaient envie de suivre de près la carrière de sa réalisatrice. Lorsqu’elle annonce poursuivre le cinéma de genre dans un projet avec Vincent Lindon, Titane a retenu toute mon attention. La bande annonce ne dévoilait rien que des bribes, évoquant un univers quelque part entre le fantastique et la sf. Les retours de la première à Cannes étaient électriques, en bien comme en mal. Titane est donc devenu le film que j’attendais le plus de ce festival. C’est ce qui est magique avec Cannes, le fait d’être dans une envie permanente de découvrir des films que d’autres ont vu la veille, l’impression qu’on ne peut rien savoir avant d’en avoir nous-même fait l’expérience. 

tout droit réservé

Une expérience, Titane en est une. Cannes est terminé depuis déjà deux semaines, et deux œuvres me hantent toujours : les thèmes musicaux d’Annette, et les images de Titane. Parce que le film fait le choix conscient de sortir des sentiers balisés pour emprunter des chemins casse-gueule, et nous livre des moments de cinéma qu’on ne peut pas oublier. L’histoire est simple, au fond : c’est l’association improbable entre un père qui a perdu son fils et une femme qui vit avec le trauma d’un accident de voiture. Titane ne raconte rien qui n’ait déjà été raconté : il s’agit de retrouver une humanité perdue, de créer un lien avec quelqu’un alors qu’on ne pensait plus en être capable. L’histoire, qui ne cherche de toute façon pas la vraisemblance, est surtout un prétexte pour un cinéma intense, qui se raconte dans l’instant et qui explore la notion d’humanité par un prisme tout à fait singulier. 

C’est le ton du film qui m’a immédiatement décontenancée. On oscille entre thriller métallique, drame familial et grand guignol quasi burlesque. Un alliage aà priori pas viable, qui contre toute attente fonctionne. Il y a une sorte de gaucherie presque risible chez ces deux personnages, qui ne conaissent que la souffrance, dont le seul moyen d’expression passe par la chair transformée, des os brisés, des muscles gonflés aux stéroides. Et c’est précisément cette propension au dégueulasse que je trouve géniale dans Titane. L’émotion surgit par des voies improbables, avec des corps qu’on réanime à la Macarena, un nez cassé sur un rebord de lavabo, une danse qui se transforme en clé de bras. En fait, ce curieux mélange de trivial et de beau est peut-être le seul angle possible pour raconter ces deux corps brisés qui essaient de se dépêtrer avec leur humanité, comme ils peuvent, malgré leur décalage total avec monde qui les entoure. 

tout droit réservé

Cet alliage s’avère solide parce que le film choisit de se raconter à travers le prisme du corps, une matière avec laquelle les deux personnages entretiennent un rapport particulier. Le corps n’est plus seulement un véhicule pour abriter la parole ou effectuer des actions, mais un univers en soi, un composé organique (la bande son retranscrit chaque craquement, chaque respiration) qui ne cesse de se transformer tout au long du film. Agathe Rousselle et Vincent Lindon sont incroyablement protéiformes dans tous les états qu’ils traversent. En choisissant le corps comme vecteur de l’histoire, Ducournau propose un film puissamment physique, dans lequel on partage avec les personnages des moments de souffrance comme d’éblouissement. La  physicalité du film, qui se raconte avec des dialogues dépouillés mais précis, dans des décors bruts où quelques objets sont savamment utilisés (un pic à cheveux, un rouleau de scotch) produit des moments de mise en scène d’une force rare. Elle permet aussi un angle de récit fascinant. Le film explore le rapport des corps à leur environnement. Un trajet en bus, une scène de danse prennent alors un éclairage politique nouveau. Est ce qu’on avait déjà raconté aussi profondément dans la chair l’expérience d’être parent? Celle du corps genré face au regard des autres?

La brutalité du film (qu’il faut relativiser, je ne suis pas adepte du cinéma d’horreur et j’ai seulement grimacé par moments) a beau laisser certains spectateurs hermétiques, je ne vois pas plus pertinent que cet équilibre casse-gueule pour raconter la rencontre de deux personnages dans leur mal- être. La violence, d’ailleurs, n’est jamais gratuite ou volontairement éprouvante pour le spectateur, puisque le rapport au corps est au cœur du récit. Au contraire, pour Ducournau, c’est précisément dans l’expérience physique que se crée un lien entre nous et les personnages, puisque nous savons tous ce que ça fait d’avoir un corps.  

Ducournau dépoussière l’usage du pic à cheveux – tout droit réservé

J’ai repensé au film durant tout le festival et même après être rentrée, parce que je n’arrive pas à en faire complètement sens. Un film parfait, c’est la satisfaction d’avoir devant soi un tout cohérent. C’est donc aussi un film qui n’a rien de plus à nous dire. Titane ne semble jamais terminer ce qu’il commence, et pourtant il entrouvre des portes fascinantes. J’ai envie d’y revenir, de replonger dans son univers physique et hybride pour l’explorer à nouveau. Quand on a appris que c’était la Palme d’Or, on était dans la file d’attente en espérant (à tort) accéder à la séance de clôture. Il y a eu une vraie joie collective malgré la chaleur et les talons hauts portés depuis des heures. Je ne sais pas si le film aura le succès qu’il mérite en salles mais cette palme témoigne de l’envie d’une jeune génération de spectateurs et cinéastes de continuer à voir le Cinéma comme un terrain d’exploration, notamment sur les questions du corps et du genre. Et c’est ça que le jury a choisi de récompenser : un cinéma de genre français en pleine mutation – la mutation du cinéma tout court. 

La mécanique de Titane est peut-être un peu déglinguée, mais cela ne l’empêche pas d’avoir ébranlé la croisette et au-delà. Parmi ceux qui ont tenté l’expérience, je pense qu’on a tous ses images imprimées dans notre crâne. 

Comments are closed.