“Je viens faire ma psychanalyse devant 200 personnes”. Martin Jauvat, souriant et rigolard, introduit ainsi son film Baise-en-ville devant le public de l’American Cosmograph. C’est dans le cadre de l’édition 2025 du Fifigrot que nous avons eu le plaisir de découvrir la seconde réalisation de ce tout jeune réalisateur.
Après Grand-Paris qui se déroulait dans la banlieue de Pantin, direction Chelles. Autre périphérie, autre ambiance : Chelles est dépeinte comme la ville dortoir par excellence, composée de petits pavillons construits sur le même modèle. Une typologie urbaine relativement absente du paysage cinématographique français : la banlieue, c’est en général la cité HLM ou les quartiers huppés. Et quand pavillons il y a, ils sont souvent moqués pour leur uniformité et leur manque d’intérêt architectural. Mais Martin Jauvat filme Chelles avec amour et même une certaine poésie. “J’avais envie de réenchanter le quotidien”, dit-il lors de la rencontre publique. Cette volonté se ressent dans la mise en scène colorée et les couleurs saturées parfois irréelles. Le portail de la maison est d’un bleu céruléen. L’auto-école, rose flashy. Les panneaux publicitaires sont presque gais. Chelles brille par sa sublime banalité. La démarche de Martin Jauvat n’est pas sans rappeler le mouvement de la banalyse, d’ailleurs découvert lors d’un précédent Fifigrot. Yves Le Pestipon était venu nous présenter dans une conférence ce courant philosophique qui fait l’éloge du trivial. Cet abribus devant lequel personne ne se retourne, ces zones commerciales toutes identiques, ces entrées de ville sans rien de rare… La mouvanceLe mouvement a pour haut lieu de congrès la gare de Fades, où il ne se déroule rien et où il ne faut rien faire. À Toulouse, c’est la place Pinel qui la représente précisément, car c’est un parvisplace où l’ennui règne en maître. Décrite comme sans charme, avec son kiosque qui n’a jamais accueilli de concert et ses bancs désespérément vides, la place Pinel devient le reflet physique de cette pensée philosophique où l’on redonne à voir cette banalité quotidienne invisibilisée. On est sûrs que Martin Jauvat adorerait cette idée et serait prêt à « pineliser » la ville de Chelles dans la cérémonie associée !
Chelles est donc le cadre de vie de Corentin Perrier, alias Sprite (« parce que Perrier et Sprite c’est rigolo »), mi-rêveur, mi-dépressif qui, dans sa vingtaine bien consommée, décide enfin de passer son permis et de s’y mettre pour de vrai. Après avoir exploré les dérives de l’entre-soi masculin dans Grand Paris, Martin Jauvat souhaitait à cette occasion travailler avec une équipe de femmes fortes qui « ont le lead » pour reprendre ses termes. « Je voulais raconter la solitude par l’absence de femmes dans le premier film. Cette fois-ci, je voulais qu’elles soient présentes, mais en profiter pour raconter d’autres formes de solitudes peut être plus universelles ». Il est vrai que notre génération, particulièrement paumée sur le marché de l’emploi, a du mal à franchir le cap entre les études et “l’après”. Je me suis beaucoup reconnue dans cette errance que vit le personnage, car je pense avoir traversé la même zone de flou (et est-elle réellement finie ?). La finesse d’écriture de Sprite aide à l’identification. C’est un peu un loser, certes, mais il a un bon fond et ne reste pas prostré dans ses soucis. Il prend de bonnes décisions, ne se contente pas bêtement des choses et n’a aucune malveillance avec son entourage. J’ai souvent beaucoup de mal avec les personnages un brin paumés au cinéma que je trouve caricaturaux et plaintifs. Sprite est au contraire d’une sincérité touchante. Incarné par Martin Jauvat lui-même, l’authenticité se ressent par les inspirations autobiographiques du réalisateur. Les autres ne sont pas en reste en termes d’écriture, mais surtout d’interprétation. Emmanuelle Bercot est en particulier convaincante en tant que directrice d’auto-école revêche et disjonctée. William Lebghil est tout autant hilarant. Atavique et détaché, il n’hésite pas à emmener son beau-frère dans des plans tordus à la limite de la légalité pour se faire trois sous. La vraie bonne surprise, c’est également Sébastien Chassagne en PDG d’entreprise de nettoyage beaucoup trop enthousiaste sur son concept. Il moque l’esprit startup à la perfection. Nous avions pu le voir il y a quelques années dans Coupez ! de Michel Hazanavicius, qui, lui aussi, possède un petit rôle dans le film. Un clin d’œil sympathique pour celui qui a clairement forgé une partie du ton de Baise-en-ville.

Crédit : Le Pacte
Martin Jauvat se confie aussi sur le bond entre Grand Paris et Baise-en-ville, en particulier au niveau financier. Il faut savoir que Grand Paris était conçu comme un court métrage à la base et n’est devenu un long qu’au fur et à mesure du projet… mais sans extension budgétaire. Il aurait donc coûté la modique somme de 300 000 euros, ce qui est bien ridicule pour un long métrage. Baise-en-ville a lui bénéficié d’un réel budget, ce qui a surtout aidé l’équipe à prendre son temps (et à être rémunérée décemment aussi !). Martin Jauvat a pu mieux préparer son terrain et ne pas rusher le tournage. Ne pas avoir à travailler dans l’urgence lui a fait du bien, mais a surtout permis de “mettre les grands moyens pour raconter des choses anecdotiques”. Le film fourmille d’un millier de détails qui le rendent très riche visuellement. Il se passe tout un tas de choses en arrière-plan qui méritent sans doute un second visionnage, que ce soient des tracts qui déblatèrent n’importe quoi, un portrait d’Emmanuel Macron en gilet jaune ou des livres improbables dans une bibliothèque familiale. Martin Jauvat est presque un néo-Gustave Courbet, qui avait choqué son époque en utilisant des dimensions spectaculaires pour son enterrement à Ornans. Ce format exceptionnel était réservé aux “grands genres”, fresques historiques ou religieuses… Le peintre n’y dépeint toutefois que de modestes funérailles à la campagne. Martin Jauvat profite de ce “vrai” budget de long métrage pour raconter “juste” les tribulations d’un mec lambda qui essaie de passer son permis. Et pourtant. Cette histoire si simple en apparence cache une richesse d’écriture et de mise en scène insoupçonnée. Le réalisateur dit lui-même avoir un côté un peu control freak et avoir dans l’esprit une vision très précise, presque seconde par seconde, du déroulé de son film. Cette rigueur est ce qui permet à Baise-en-ville de ne pas être une simple comédie, mais bien un récit aux réflexions sociétales profondes.

Crédit : Le Pacte
Car enfin, elle est là, la force de Baise-en-ville : proposer une vraie comédie avec du fond et du cœur. On rit aux éclats du début à la fin, sans aucun temps mort, et cette capacité est devenue très rare de nos jours. Surtout pour la comédie française qui oscille entre vulgarité et lourdeur. C’est un film hilarant, mais jamais abrutissant, dont on ressort avec une dose de bonne humeur sincère. C’est un film qui rebooste le moral, et pas seulement parce qu’il est drôle. Car c’est enfin et surtout un film poétique bourré d’espoir qui montre que l’on peut s’épanouir dans ce monde qui n’est pas aussi idéal que l’on nous l’a vendu. Et que, même avec des “p’tits boulots” et peu d’amis, on peut s’y faire une place qui nous convient. En bref, voyez Baise-en-ville : petite pépite d’humour à l’écriture d’une intelligence rare, portée par un casting parfait et une mise en scène impeccable et riche. Que demande le peuple ?