Critique

Face à MICHEL HAZANAVICIUS : “Ce qui m’a décidé, c’est la puissance et la beauté de cette histoire. En tant que réalisateur, je ne pouvais pas la laisser passer.”

Dans le cadre du Festival International du Film de Fiction Historique (FIFFH), nous avons eu l’occasion de rencontrer pour la seconde fois Michel Hazanavicius. Le réalisateur est venu présenter son film d’animation : La Plus Précieuse des marchandises. Avec beaucoup d’élégance, il nous a accordé de son temps pour s’exprimer sur la genèse d’un film d’une grande qualité, et dont la sortie est prévue en novembre 2024. 

À titre personnel, je vous avais découvert par le biais d’un film que vous avez produit : Tuez-les tous ! (Rwanda : Histoire d’un génocide “sans importance”). Pour moi, il reste encore à ce jour un des meilleurs documentaires sur la question. Il est intransigeant, et très brut, mais il est également passionnant. De fait, lorsque j’ai vu que vous aviez réalisé La Plus Précieuse des marchandises, j’ai été interpellée : vous semblez capable de passer du drame à la comédie avec une certaine fluidité. Comment faites-vous ? Et quel registre est-ce que vous préférez, ou dans lequel vous vous sentez le plus à l’aise ? 

Déjà, je vous remercie. Effectivement, c’est un documentaire que j’avais co-produit et co-écrit. C’étaient de très jeunes réalisateurs, et nous avons fabriqué le film à partir de ce qu’ils avaient tourné. On l’a monté et écrit ensemble. C’était une expérience qui était très enrichissante pour moi aussi. Jusque-là, je n’avais pratiquement fait que de la comédie. Je me suis rendu compte en faisant ce documentaire que mon travail en comédie avait enrichi mon approche sur un sujet beaucoup plus sérieux : ça me donnait une sorte de distance. Après, je me suis rendu compte que d’avoir fait ça avait également enrichi mon travail sur la comédie parce que cela me donnait une espèce d’assise. Je sais que derrière toutes les vannes, il y a une histoire. Et que cette histoire-là, il faut bien savoir ce qu’on en raconte. Que toutes les blagues, si drôles soient-elles, n’ont pas la même valeur à raconter. Pour moi en fait, la comédie et le drame sont les deux faces d’une même histoire. À partir de là, ce n’est pas nécessairement un problème de passer d’un genre à l’autre. Et puis je me considère comme un réalisateur avant tout. Je ne me considère pas comme un comique, et je ne me considère pas comme un tragédien non plus. Mon travail, c’est de raconter des histoires et à chaque fois d’essayer de trouver quelle est la bonne tonalité, quelle est la note juste sur le film, quelle est la règle du jeu du film. Pour ce qui est de la comédie, je dirais que c’est un peu particulier. Soit vous avez cette fibre-là, soit vous ne l’avez pas. Je sais que quand j’entends des réalisateurs dire “La comédie c’est ce qu’il y a de plus dur au monde”, vraiment je me dis “Faut pas y aller les gars”. Si ça ne vous semble pas naturel, il ne faut pas y aller. C’est très sérieux de faire de la comédie. Y’a une phrase que j’aime bien, qui est : “Vraiment, quand il s’agit de comédie, je rigole pas.” Et c’est vrai. Mais il faut quand même que vous ayez ce réflexe naturel de timing, d’approche, de justement savoir agencer les choses, se rapprocher, se reculer… C’est une histoire de rythme. Le travail de la comédie et celui sur le drame s’enrichissent mutuellement. Après, j’ai quand même un faible pour la comédie. Parce que c’est un genre qui n’est pas mis là où il devrait être d’une manière générale. Que ce soit les spectateurs ou la critique, pour que les comédies soient considérées, il faut toujours du temps. C’est-à dire que c’est toujours trente ans après, qu’on se dit : “C’est quand même un grand film”. Beaucoup de gens ont l’impression qu’on a juste mis une caméra et qu’on dit des conneries. En réalité, c’est un genre qui est beaucoup plus noble que ça. Le rire c’est vraiment une émotion qui est extrêmement noble et absolument nécessaire. Amener de la joie aux gens, faire rire les gens, c’est vraiment un cadeau, que vous faites et que vous vous faites à vous-même aussi. Moi j’adore être celui qui amène du rire. Si vraiment je devais choisir, si on me disait aujourd’hui “Tu ne peux plus faire que de la comédie, ou que du drame”, je prendrais sans hésiter la comédie. 

Par rapport à La Plus Précieuse des marchandises dont j’ai trouvé très sincèrement l’écriture d’une qualité assez incroyable, j’ai notamment beaucoup aimé la fin, cette ligne de dialogue : “Le reste est silence”, et les silences parlent justement beaucoup dans ce film. Est-ce que lorsque vous vous êtes lancé dans ce projet, au-delà de la genèse dont vous avez parlé concernant l’auteur du roman, Jean-Claude Grumberg, des réalisateurs de long-métrage sur la Shoah ou la Seconde Guerre mondiale sont-ils restés quelque part sur votre épaule ? Ou bien êtes-vous resté concentré sur votre vision personnelle ? 

Non, pas vraiment, parce que je vais vous dire : je viens d’une famille juive ashkénaze qui a traversé cette page d’Histoire. Toute mon enfance, j’ai entendu parler de ça, j’ai vraiment baigné là-dedans. Les films qui ont été faits sur le sujet, je ne les ai pas vus. Je vais vous dire un truc : même La Liste de Schindler, je ne l’ai pas vu. J’adore Spielberg. Je pense que c’est vraiment sans conteste, sans doute le plus grand filmeur et un des plus grands cinéastes vivants. Mais celui-là je ne l’ai pas vu, parce que j’ai toujours eu mon imaginaire des camps. On me l’a tellement racontée cette histoire, et de tellement de manières différentes, que je n’ai jamais éprouvé le besoin qu’on me la raconte encore par le biais de la fiction, du cinéma, etc. J’ai lu des choses, mais je n’ai pas vu La Vie est belle de Benigni, Le Pianiste de Roman Polanski non plus… 

Oui. Ce sont des films qui ne vous ont pas “appelé”…?

Non. C’est un peu étrange, mais La Plus Précieuse des marchandises est plus inspiré de peintures, et de gravures, de choses comme ça ; d’images fixes plus que le reste. Il y a sans doute un peu des premiers Walt Disney quand même qui traînent, mais ça a été un passage de la réflexion à un moment, au tout début. En lisant le livre, j’ai vraiment eu l’impression de lire un classique. Donc, dans l’idée de faire un film d’animation classique, c’est vrai que ce qui vient tout de suite, ce sont les premiers Disney. Malgré tout, ils sont quand même très ronds, c’est quelque chose qui s’adresse quand même beaucoup à l’enfance. Moi, je m’adresse aussi à l’enfance, mais pas exclusivement. Le sujet me semblait un peu plus âpre, et je suis passé par d’autres chemins. 

Vous me permettez de faire une transition intéressante, lorsque vous parliez des peintures et gravures qui vous ont inspiré. La fin du film est particulièrement douloureuse, malgré un très beau rebond également. Mais ce qui est surtout marquant, c’est un passage très onirique, dans le sens cauchemardesque, d’un des personnages en présence de charniers dans le camp de concentration. On y voit un tutoiement de la mort avec des représentations picturales assez impressionnantes et très graphiques. Je me suis demandé pourquoi vous aviez fait ce choix, qui est très audacieux, et notamment pour un film qui peut aussi s’adresser à la jeunesse. Choix que je cautionne totalement à titre personnel, car je n’aime pas lorsqu’on tente de prendre les enfants pour des imbéciles. Je trouve qu’on remet peut-être trop de rondeur aujourd’hui sur certains sujets, et j’ai donc trouvé votre démarche très courageuse. Qu’est-ce qui vous a inspiré pour ces séquences ? Je n’ai pas pu m’empêcher de faire un lien avec les productions d’Otto Dix par exemple, et ses peintures très dérangeantes. 

D’abord, ce sont des dessins que j’ai réalisés, et qui pour le coup ne sont pas passés par la moulinette de l’animation. J’aimais bien l’idée du mot que vous avez très justement utilisé : le tutoiement avec la mort. Je trouvais intéressant de passer d’une image animée à une image inanimée. Tout d’un coup ça s’arrête, il n’y a pas de couleurs, on change complètement de style graphique, ou en tout cas ça tranche, parce que le personnage passe dans une autre dimension à ce moment-là. C’est marrant, parce que vous dites que ce sont des images explicites ou extrêmement violentes, mais ce ne sont finalement que des visages. Il y a sans doute ce truc de l’accumulation de visages qui est dans mon imaginaire des camps de concentration. Parce que ce sont des images qu’on connaît, ces accumulations de cheveux, de lunettes, d’objets… J’ai été à Auschwitz, et vous retrouvez ces accumulations d’effets qui ont été collectés, et qui correspondent à la spécificité d’Auschwitz, c’est-à-dire l’industrialisation de la mort ; c’est aussi cette idée d’accumulation, comme ça. Après, pour être tout à fait honnête, oui il y a forcément une influence de l’expressionnisme allemand, mais qui reste assez lointaine. Il y a plus de distorsion chez Otto Dix, et il utilise des couleurs extrêmement fortes. 

Quand j’ai été au Rwanda avec Raphaël Glucksmann qui a réalisé le film, on a visité des lieux, des charniers, et j’ai vu ces images-là d’accumulation de crânes, et même d’accumulation de corps. Ils les ont déterrés des charniers et les ont plongés dans la chaux pour les aligner. Et vous avez comme ça deux cents corps et cette vision est absolument insupportable. En même temps, quand vous êtes confronté à la mort, vous êtes dans une position particulière. La mort, c’est devenu un tabou qu’on cache. J’avais entendu une interview de Jacques Brel où il disait quelque chose qui m’avait frappé. Il disait : “Aujourd’hui, on ne voit plus les morts, on les cache.” Lui il disait que quand il était petit, on voyait les morts. Quand quelqu’un était mort, il restait chez lui, il y avait des veillées. Aujourd’hui, il faut absolument la cacher, et on croit qu’on est immortel. Alors quand vous êtes confronté à ça, vous avez un sentiment de rejet absolu, de peine, de chagrin… et en même temps vous avez ce qui vous ramène à quelque chose d’essentiel dans la vie : la mort elle est là, elle existe. On y va tous. Et ça vous apaise, étrangement. Vous avez ce double truc, voilà. Dans La Plus Précieuse des marchandises, j’ai essayé aussi qu’il y ait ça. De vous dire : “Tranquillisez-vous, on va tous mourir”, d’une certaine manière. Ces images-là, elles viennent aussi du Rwanda, à vrai dire. Mais je n’ai pas du tout cherché à être référent à qui que ce soit. C’est marrant, on me parle souvent d’une autre comparaison avec le cri de Munch, mais graphiquement ça n’a rien à voir. Là, on est dans un autre expressionnisme allemand, mais les traits de peinture sont quasiment vangoghien et tournent. Elles m’ont pris beaucoup de temps à faire, ces images, parce qu’au tout début c’étaient des petits croquis, et que j’avais juste photographié et mis dans le montage. Et quand vous les projetez en grand, ça prend une force énorme. Il a fallu affiner, les retravailler, rechercher comment transmettre cette force à l’écran. 

Lors de la présentation du film, vous avez dit hier que pendant longtemps vous n’aviez pas voulu réaliser un long-métrage sur la Shoah. J’aime toujours les incursions sur le sujet que vous avez faites dans les OSS 117 et qui sont extrêmement drôles. Du coup, qu’est-ce qui vous a bloqué pendant toutes ces années ? Est-ce que c’était purement personnel ou est-ce que vous pensiez que ça ne passerait pas ? Que ce soit pour le financement, ou tout simplement pour une question d’image, parce que ce serait trop compliqué. Ou bien est-ce que juste vous vouliez revenir à ce côté intime du dessin, étant donné que c’était quelque chose que vous aviez en vous depuis longtemps ?  

C’est pas que ça me bloquait, mais je ne ressentais pas tellement la nécessité de raconter frontalement sur la Shoah. Après, je me suis rendu compte que j’avais fait quelque chose sur le Rwanda, quelque chose sur la Tchétchénie, que dans les OSS j’en parle avec dérision… Ce n’est pas un sujet qui est étranger à mes films. Donc par la bande, d’une certaine manière, le génocide juif m’a accompagné, sans être directement le sujet principal de mon œuvre. C’est vrai que je ne ressentais pas non plus cette nécessité parce que ce n’est pas mon histoire. C’est un peu celle de mes parents, celle de mes grands-parents, et ne parlons pas des générations de mes arrière-grands-parents. Ce qui m’a décidé, c’est la puissance et la beauté de ce récit qui est apparemment tout simple, comme une histoire qu’on raconte aux enfants. Et pourtant, elle ouvre sur beaucoup de thématiques, elle est épaisse. Il y a de la profondeur. En tant que réalisateur, je ne pouvais pas la laisser passer. L’autre argument, c’est que jusqu’à maintenant, cette histoire était prise en charge par d’autres (par les documentaires, par des survivants, par des témoignages). Aujourd’hui, la représentation de ce génocide change. On vit un moment de transition. Il y a de moins en moins de témoignages directs. Pour les gamins qui ont assisté au film, c’est déjà de l’Histoire ancienne, comme moi j’aurais un rapport à l’affaire Dreyfuss par exemple. Je ne ressens pas spécialement d’affect, et je la prends de manière très cérébrale. On n’est pas obligés de confronter les enfants à cet épisode-là, mais il ne faut pas non plus qu’il y ait de rejet sur la question. Il faut qu’on sache que ça a existé, et il faut créer des connexions avec ce qui arrive au Rwanda, avec l’Arménie, avec les Ouïghours. Il faut comprendre que ça fait partie de l’âme humaine, et qu’on a tous en nous un nazi et qu’on a tous en nous un juif. Il faut être conscient de ce qu’on est en tant qu’être humain. Ce n’est pas juste qu’un volet de l’Histoire. Alors, comment le raconter, aujourd’hui ? On ne peut pas se lamenter que les enfants ne s’y intéressent plus sans se poser la question de comment on le leur raconte. Alors, la beauté de ce récit, et le fait que ça arrive à ce moment-là dans l’histoire de cette représentation des camps, du génocide juif, c’est ça qui fait que j’ai basculé et que j’ai changé d’avis, oui.

Un dernier mot : qu’est-ce que vous espérez que le public retiendra de cette expérience-là, de ce visionnage ? 

Moi je ne fais pas de films à thèse. Je fais des propositions ouvertes et j’aime bien que chaque spectateur se raconte son histoire. Par exemple, quand j’ai fait un film sur Godard, certains pensaient que j’en avais fait une attaque, quand d’autres pensaient que j’en avais fait une ode à Godard. Et ça me va très bien. Je n’aurais pas voulu en faire un film fermé. Je ne l’ai

a pharmacie de mes rêves en france au centre de paris
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pas attaqué et je n’en ai pas fait une statue non plus. J’ai fait une proposition, d’une histoire qu’on peut interpréter. Il y a une différence entre point de vue et jugement. J’ai un point de vue sur cette histoire. Mais je ne suis pas là pour juger. Je suis là pour raconter. Dans le cas de La Plus Précieuse des marchandises, c’est pareil. Ce que je retiens de cette histoire-là, je dirais que ce qui m’a attrapé et ce que j’aimerais que le public attrape, c’est que c’est pas ce qu’on appelle un kaddish chez les juifs. Je veux dire que ce n’est pas une prière pour les morts et pour les disparus. Ce n’est pas non plus une dénonciation des bourreaux ou une tentative de comprendre comment on devient un bourreau. La figure qui est mise en avant, c’est la figure des Justes. Ces gens qui en ont aidé d’autres sans rien avoir à gagner, sans chercher à être des héros. Ces gens de tous les jours qui, à un moment donné, et alors que le monde entier a la tête à l’envers, ont toujours une boussole morale qui marche. Elle continue de marcher, quoi qu’il arrive. Ça peut être des paysans, ça peut être des ferronniers, ça peut être un prof, un penseur, ça peut être n’importe qui. Ce sont des gens qui à un moment donné font le choix de la dignité et le choix de l’humanité. J’ai aimé faire de ces personnes-là des modèles, des héros de cinéma. Je trouve que c’est quelque chose qu’il ne faudrait pas oublier. Des situations catastrophiques, il y en a partout dans le monde, et j’entends par là des situations dramatiques. Depuis qu’on se parle vous et moi, ce sont des milliers de drames humains qui se sont joués dans le monde. Et pourtant il y a des gens qui agissent bien, dans ces contextes-là. Ils trouvent la force de bien agir, et c’est bien qu’on les ait en modèles. Ce sont des héros, et il faut les garder. Nous non plus, nous ne sommes pas à l’abri ici en France. On croit que notre vie ne va jamais changer, mais les choses ne sont pas aussi simples. Et de savoir qu’on a toujours le choix et qu’on a toujours la possibilité de faire le choix de la dignité et le choix de l’humanité… Si les spectateurs pouvaient garder ça en tête, je serais le plus heureux des hommes.  

Je tiens à remercier très chaleureusement Michel Hazanavicius, Robin Berthomieu, Stéphanie Morel et Laurence Turetti pour leur accueil et leur gentillesse lors du Festival International du Film de Fiction Historique qui nous ont donné l’opportunité de cette rencontre.

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