Adilkhan Yerzhanov est un habitué des festivals toulousains. Le Fifigrot présente régulièrement ses nouveaux métrages depuis 2014 où il avait remporté le Prix des Étudiants avec The Owners, tandis que le Grindhouse Paradise le met aussi à l’honneur dans sa programmation avec de nombreuses avant-premières et séances uniques. Son cinéma nous vient en effet de loin et il est parfois difficile de se procurer certains films de ce réalisateur à l’activité pourtant prolifique — quasiment un film par an, un rythme qui n’a rien à envier à un Clint Eastwood des grandes époques ! Une carrière fascinante et singulière qui gagnerait à toucher un plus vaste public pour une reconnaissance qu’il mérite. Petit tour d’horizon de ce qui fait de chacun de ses longs-métrages une pépite à l’aune de la sortie de son dernier en date, Steppenwolf, que l’on a eu la joie de découvrir sur les écrans du Fifigrot 2024.
Des pépites… visuelles
Le cinéma d’Adilkhan Yerzhanov évolue entre un héritage classique et l’amour du cinéma de genre. De l’un, il tire ses grands plans contemplatifs qui filment la steppe kazakhe comme personne. Dans Steppenwolf l’aspect visuel est particulièrement impressionnant, car il est tourné au format Scope, nous immergeant profondément dans ces paysages aussi désolés que sublimes. Des cinéastes classiques, il tire aussi ses compositions de plans soignées, où la symétrie a une place primordiale. Il évolue pourtant dans ce large spectre qu’est le cinéma de genre duquel il puise son sens de la lumière, ses contrastes marqués, ses gros plans abrupts qui viennent briser la dimension introspective de ses panoramas. Cette dualité est la définition de son style et se retrouve aussi dans son utilisation des plans fixes qui ancrent ses films dans un rythme lent. Et pourtant, l’urgence rythme ses récits : les scènes d’action, la cruauté, parfois sanglante, et les gros plans sur des “gueules” viennent contraster avec ce faux calme.
Dualité aussi entre nature et ville. Le réalisateur marque nos rétines par sa dépiction de la steppe kazakhe, aride et pourtant sublime. Mais les paysages urbains, le béton, les structures brutalistes font autant partie intégrante de son imaginaire. Il arrive à tirer une beauté poétique de ce béton désolé qui forme l’essentiel du village de Karatas, espace fictif dans lequel se passe la quasi-intégralité de ses diégèses. Une trouvaille pratique pour éviter la censure étatique et les questions géopolitiques, mais aussi une trouvaille visuelle qui lui permet de modeler cet espace à l’infini. Tantôt repaire de trafiquants aux bâtiments blindés dans A Dark, Dark Man, puis gros village aux maisons bourgeoises dans La Tendre Indifférence du Monde, agencé uniquement de cabanes délabrées enfin dans Steppenwolf… Il mue en fonction des films et de leur propos. On y retrouve toujours pourtant un commissariat, lieu emblématique de ses histoires qui forme le cœur de Karatas et un des seuls bâtiments réellement usités dans ce village fantomatique.
Adilkhan Yerzhanov est également un esthète de la lumière, mêlant de douces ambiances de jour aux teintes pastel désaturées à des atmosphères nocturnes contrastées sublimes. Il arrive à toujours trouver comment mettre en avant les horizons un peu mornes de la steppe : sa lumière printanière dans La Tendre Indifférence du Monde, son aspect plus aride dans A Dark, Dark Man et Steppenwolf, sans oublier de magnifier les paysages neigeux de ses hivers rudes dans Assaut. La couleur a aussi toute son importance dans son cinéma. Assaut évolue dans un mode coloré froid, autour du blanc, du bleu, du gris. A Dark, Dark Man est un film sombre, illuminé par quelques touches de couleur — le jaune et le vert du carnet de dessin du présumé coupable. Steppenwolf est nimbé de jaune et de rouge violents du feu qui consume le monde en perdition dans lequel vivent les personnages. Mais la couleur revêt toute son importance dans le chef-d’œuvre La Tendre Indifférence du Monde. Symbole du rouge passion, rouge de l’amour, mais aussi rouge sang qui viendra marquer le destin funeste de certains protagonistes de l’intrigue…
Des pépites… humoristiques
Le style du réalisateur kazakh est souvent comparé à un géant finlandais : Aki Kaurismäki. Si si, vous savez, ce géant jugé trop cynique pour faire du cinéma… Ils partagent en effet leur sens de l’ironie noire et un humour absurde décalé. Adilkhan Yerzhanov aime mettre en scène des personnages cassés par la vie, au comportement kafkaïen et aux décisions étranges. Il ne va pourtant pas lorgner du côté des frères Coen, car son ton reste profondément dépressif. L’humour de ses films relève du rictus nerveux face à une situation désespérée, du dernier éclat de rire avant la chute.
L’humour de son écriture repose aussi sur sa gestion du rythme. Le comique se déclenche à retardement, la cadence est lente et les situations dégénèrent petit à petit pour devenir toujours plus complexes à cause des personnages, au mieux un peu fêlés, au pire tout à fait stupides, qui peuplent son imaginaire. Le regard distancié que porte Adilkhan Yerzhanov sur ces situations inextricables crée un décalage ironique. Son long-métrage le plus ouvertement humoristique est Assaut, qui repose sur un concept sombre (une prise d’otages dans une école). Et pourtant. Les personnages sont de véritables bras cassés qui fomentent un plan si tiré par les cheveux qu’il déroute le camp adverse et finit, bon gré, mal gré, par fonctionner. Une constante de tous ses films : l’incompétence de la police, parfois juste trop lente à réagir — les secours qui mettent plus de 72 heures à intervenir dans la prise d’otage d’Assaut —, parfois corrompue — le protagoniste de A Dark Dark Man est un flic véreux —, soit simplement complice du crime. La présence policière est toujours un ressort humoristique tant leur inaptitude paraît exagérée ; elle ne repose pourtant pas sur une réalité si éloignée, celle du vécu du fléau de la corruption policière au Kazakhstan.
Car enfin, Adilkhan Yerzhanov tire de cet humour une vision politique. Il critique la corruption policière, la détresse et la solitude, l’isolement, les mauvais traitements infligés aux personnes handicapées… Et si l’on rit volontiers avec ses protagonistes parfois bras cassés, jamais son attention n’est dénuée d’empathie pour autant. Son regard distancié ne se place jamais au-dessus de ses personnages pour les toiser de haut avec mépris. Il aime au contraire faire de ces quidams des héros du quotidien, des individus forcés par le destin à agir et qui font comme ils peuvent avec le peu de moyens qu’ils ont. Son cinéma est empli d’amour pour les personnes les plus à la marge d’un système vérolé.
Des pépites… poétiques
Le cinéma d’Adilkhan Yerzhanov se distingue enfin par sa poésie. Ses grands paysages silencieux d’où se détachent ses personnages délurés, figures symboliques et iconisées par la mise en scène, démontrent une écriture qui respire un profond humanisme. Ce sont le plus souvent des monstres au cœur d’or. Il s’attache à trouver la lumière dans les ténèbres, loin de tout manichéisme. Il met fréquemment en scène des quêtes de rédemption, mais échappe à tout discours facile sur le pouvoir du pardon. Il prouve que des trésors se cachent sous la crasse… mais aussi que toute clarté, pour survivre, doit céder à sa part d’obscurité. Un thème particulièrement développé dans Steppenwolf, sans doute son film le plus cruel à ce jour.
Car son cinéma est incroyablement beau, incroyablement pur. Ses récits ressemblent à des fables, où les monstres dévoilent leur cœur d’or et les anges deviennent cruels. A Dark, Dark Man est son film le plus ouvertement proche du ton de la fable, puisqu’il est illustré par une comptine qui rythme la narration : l’histoire d’un homme sombre, sombre… que l’on découvrira, bien sûr, de moins en moins sombre au fur et à mesure. De nombreuses références littéraires parsèment aussi sa carrière, du titre La Tendre Indifférence du Monde, renvoi à Camus dont l’esprit baigne le long-métrage, au Steppenwolf volontairement inspiré du roman éponyme d’Hermann Hesse. Cet héritage culturel rend sa filmographie profondément philosophique et existentielle, même dans leur expression la plus crue.
Des figures symboliques récurrentes hantent ses films, comme des archétypes littéraires dont il ne peut se détacher. La présence de personnages handicapés est fréquente. Ils sont loin d’être une effigie clichée de l’innocence ou de la pureté, mais servent souvent de compas moral aux autres. Présents à des moments clefs de l’intrigue, ils orientent l’histoire et déterminent des changements drastiques chez les héros. Les femmes sont aussi les icônes de ses longs-métrages. Il n’y a habituellement qu’une seule femme par film, mais qui est l’élément déclencheur de l’intrigue et porte l’histoire. Parfois par son intellect (A Dark, Dark Man), par son courage (Assaut, La Tendre Indifférence du Monde) ou sa persévérance (Steppenwolf, où elle est d’ailleurs aussi la figure handicapée). Il s’épanouit dans ces archétypes qu’il aime détourner, s’amuse des codes du genre pour mieux s’en éloigner. Ses films noirs deviennent des fables lumineuses, ses récits post-apo des leçons de survie, et ses contes romantiques de terribles drames… Qui de mieux qu’Adilkhan Yerzhanov lui-même pour parler de son essence artistique ? Dans une interview accordée au Monde, il déclare : « En faisant un film, il m’importe de poser un territoire, c’est-à-dire un espace avec des clichés. Pourquoi partir de clichés ? Parce que l’on peut aller très loin dans la négativité : on peut façonner des personnages obscurs, des antihéros complexes et torturés. J’exprime une vision pessimiste sans pour autant céder à l’outrage, à l’exagération. La noirceur appartient au drame, et en celui-ci réside l’expression de la beauté. »
La carrière prolifique d’Adilkhan Yerzhanov semble ne jamais s’essouffler tant ses films continuent à développer ses thématiques récurrentes, à mélanger son amour du cinéma classique et de genre, à étendre ses fables noires portées par un humour décapant sans jamais perdre sa flamme. Espérons que cet article ait donné envie à quelques curieux-ses de se pencher sur sa filmographie, hélas parfois compliquée à trouver en France à cause des aléas de distribution.
Le meilleur film pour le découvrir : La Tendre Indifférence du Monde
Son film le plus comique : Assault
Son film le plus sombre : Steppenwolf
Son film le plus poétique : A Dark, Dark man