Lors du festival Fifigrot à Toulouse, nous avons eu la chance de visionner un programme dédié à Bigas Luna, un réalisateur espagnol que nous avions découvert avec Angoisse pendant le festival l’Extrême Cinéma il y a de nombreuses années. Le Bigas Luna Tribute est un projet mené conjointement par Betty Bigas, la fille du réalisateur, et Santiago Fouz. Professeur à l’Université de Durham, écrivain, producteur d’un podcast et conférencier : il est une sommité du cinéma de Bigas Luna et l’autorité en la matière. Je souhaitais écrire un article sur le cinéma de ce réalisateur, comme je l’ai fait sur Ana Lily Amirpour et Adilkhan Yerzhanov. Mais Santiago Fouz a accepté une interview, et je crois que la meilleure façon de découvrir le cinéma de ce réalisateur est de rester assis et silencieux pendant que ce monument de l’érudition s’exprime. Nous sommes honorés que Santiago Fouz ait accepté notre proposition !
Pour en savoir plus sur Santiago Fouz avant de lire l’interview, vous pouvez visiter son site Web sur l’Université de Durham.
Dolores pour L’Écran : Merci beaucoup d’avoir accepté cette interview ! Pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs et nous dire d’où vient votre passion pour les films de Bigas Luna ?
Santiago Fouz : Tout d’abord, je suis professeur de cinéma espagnol à l’Université de Durham au Royaume Uni, où j’exerce en tant qu’enseignant et effectue des travaux de recherche depuis 27 ans, notamment sur les masculinités dans le cinéma et le travail de réalisateurs comme Ventura Pons ou, bien entendu, Bigas Luna. Franco est mort quand j’étais encore un enfant. Toute cette période, à la fin des années 1970, marquait la fin de la dictature, et nous décrivions beaucoup de choses. C’était une époque où la liberté progressait considérablement. Pour comprendre les films de Bigas Luna, il est crucial de garder le contexte en tête : c’étaient des films provocateurs, mais cruciaux, un souffle d’air frais après 40 ans de censure franquiste. J’ai vu les films de Bigas Luna quand j’étais jeune, et il avait déjà une réputation scandaleuse. Mais ce sont des films essentiels à ma construction, qui m’ont ouvert les yeux. Ils étaient libres, décomplexés. La figure de Bigas Luna me fascinait, car c’était une personnalité libératrice et vaillante. Plus tard, quand j’ai vu Bilbao dans les années 80, d’autres choses m’ont marqué : l’accent mis sur la texture, le son, l’odeur, la couleur… C’était un film très sensible et sensuel. Je suis ensuite devenu professeur de culture ibérique au Royaume-Uni, et les films de Bigas Luna ont été très importants dans mon enseignement, notamment la trilogie ibérique des années 1990 : Jamón Jamón, La teta y la luna et Huevos de oro. Ces films jouent avec les stéréotypes de la culture ibérique (nourriture, machisme, bruits forts, etc.) qui m’ont facilité le travail comme cas d’études pour mes étudiants.

Dolores pour L’Écran : Vous avez également écrit un livre sur le corps au cinéma. Il me semble que le corps et la sexualité masculine dans les films de Bigas Luna occupent une place particulière, comme le machisme et la virilité dans Jambon Jambon, ou les tabous sexuels que les personnages véhiculent leurs déviances sexuelles dans Bilbao ou Caniche…
Santiago Fouz : Oui, il s’agit de mon livre Cuerpos de Cine (Corps de cinéma NDLR ), paru en 2013, et j’y parle effectivement de Luna dans un chapitre dédié à cette trilogie [la trilogie ibérique : Jambon Jambon, Huevos de oro et La teta y la luna, NDLR]. C’est effectivement un bon point de comparaison. La trilogie plus sombre que vous avez mentionnée, celle que nous avons vue à Toulouse, Bilbao, Caniche et Angoisse, explore le corps féminin comme objet de désir. Ce qui est curieux, c’est que l’objet du désir devient le masculin dans Jambon Jambon. Huevos de oro possède une affiche de Javier Bardem agrippant ses parties génitales, une affiche très polémique ici au Royaume Uni ! Bigas Luna commentait ce scandale en disant qu’il trouvait curieux que l’on s’insurge d’une vision sexuelle mais que le poster de Rambo, de la même période, qui porte une mitraillette, paraisse normal. En ce sens, le corps masculin joue avec le stéréotype du machisme, mais de manière très ironique. Car en réalité, l’homme machiste, qui semble tout savoir et tout pouvoir, devient un objet d’échange, un objet de transactions.

Par exemple, Raúl, le personnage de Javier Bardem dans Jambon Jambon, utilise sa masculinité, ses muscles et ses prouesses sexuelles comme monnaie d’échange. La mère de José Luis, interprétée par Stefania Sandrelli, l’utilise comme objet pour que son fils ne reste pas avec Silvia. Grâce à son physique attrayant, Raúl couche avec Conchita. Conchita l’utilise pour séduire Silvia. Il utilise son corps pour obtenir une moto, une Yamaha, ce qui était son rêve. Le macho devient un objet pour atteindre d’autres objets. Tout est à la vente dans cette nouvelle société. L’assujettissement des femmes est plus présent dans la trilogie précédente que vous avez mentionnée, comme dans Bilbao. La caméra de Bigas Luna se tourne dans la suite de sa carrière vers l’homme.
Jambon Jambon suggère que dans la société espagnole des années 1990, plus consumériste, tout est à vendre. Après la dictature, le capitalisme s’est infiltré avec une violence extrême ; tout et tous sont à vendre, et cela se reflète dans ces films. Mais ce qui est intéressant, c’est que le film ne met pas seulement en scène les prostituées, comme Carmen, interprétée par Anna Galiena, mais aussi l’homme, le protagoniste. Raúl représente le macho Ibérique, mais il en est une dépiction assez ironique, car il est en fait très vulnérable. Cela se confirme dans le deuxième film de la trilogie, Huevos de oro, où Benito, également interprété par Javier Bardem, finit par arracher un bidet et s’asperger le visage d’eau. Et j’y lis l’image de la rupture des eaux, d’une renaissance. La masculinité ibérique se révèle comme une façade, mais aussi comme une nouvelle phase infantile.

Dolores pour L’Écran : Ces thèmes – la sexualité, le corps masculin… – sont-ils présents dans d’autres films ou sont-ils concentrés dans la trilogie ibérique ?
Santiago Fouz : Dans la trilogie des Portraits ibériques, c’est très précis. Mais c’est en réalité un thème récurrent. Vers la fin de sa carrière, Bigas Luna a fait une autre trilogie consacrée aux femmes. Beaucoup de personnes pensent que ce n’en est pas une, mais moi, je la considère comme telle, en accord avec les propos du réalisateur qui la présentait ainsi. En réalité, ce sont deux trilogies. L’une d’elle comprend les films Bámbola, La Femme de chambre du Titanic et Volavérunt. Ce sont trois films qui célèbrent l’action féminine. Cette trilogie ramène la caméra aux femmes – la Méditerranéenne, la Française, l’Italienne, l’Espagnole – mais une femme très centrale, très sûre d’elle et de sa sexualité, très maîtresse du récit. Même si elles redeviennent à nouveau l’objet des regards sous la caméra, le film ou la photographie, ou encore la toile dans le cas de Volavérunt, ce sont aussi des femmes qui renvoient ce regard.

Et puis il y a sa dernière trilogie, inachevée, qui comprend les films Son de Mar, Yo Soy la Juani et Di Di Hollywood. Une fois de plus, Luna y accorde une place centrale et totale aux femmes. C’est l’histoire d’une jeune femme, interprétée par l’actrice Verónica Echegui, décédée malheureusement cette année à l’âge de 42 ans. Elle y incarne Juani, vivant dans la banlieue de Barcelone qui souhaite se rendre à Madrid pour devenir actrice. Elle y parvient et part ensuite pour Hollywood dans une seconde partie où c’est Di Di, interprétée par Elsa Pataky, qui la relaie. C’est le parcours d’une femme ordinaire et inconnue qui rêve de devenir actrice, et les conséquences qui arrivent lorsqu’elle réussit dans l’industrie du cinéma. Ce sont des films qui ont en quelque sorte anticipé le phénomène #MeToo, car ils abordent frontalement la question des abus dont les femmes sont victimes dans ce milieu. Elles abordent ce monde avec une soif de réussite, mais apprennent bien vite que tout ce qui brille n’est pas d’or. Elles découvrent que tout n’est que pièges, abus et exploitation. Et c’était son dernier film. Il est donc vrai que la trilogie des Portraits ibériques met l’accent sur la masculinité, mais il revient ensuite sur le thème des femmes dans les deux dernières trilogies, dont une inachevée, ainsi que dans son film Son de Mar, sorti en 2001, qu’il a réalisé entre ces deux trilogies féminines.
Dolores pour L’Écran : J’aime beaucoup ce que vous dites à propos de #MeToo, car lors de la rencontre à l’ABC vous nous aviez demandé comment un public qui ne connaît pas Bigas Luna pourrait percevoir ses films les plus choquants. Personnellement, ce sont des films qui m’ont marquée et qui m’ont touchée, et je trouve que les thèmes abordés sont très pertinents. Ce ne sont pas des provocations faciles ou superficielles destinées à offenser le public, mais ils ont une réelle profondeur qui résonne avec notre époque. Et je pense que tout cela fait de Bigas Luna un pionnier. Quel sera l’héritage de Bigas et son influence sur la société et le cinéma ?
Santiago Fouz : Eh bien, c’est à plusieurs niveaux. Tout d’abord, il travaillait beaucoup avec l’image au niveau stylistique, plastique. C’était aussi un artiste, peintre, sculpteur, photographe, designer de meubles… Il était très conceptuel, il jouait beaucoup avec l’image. Par exemple, il a mélangé la pellicule 35 mm classique avec des images numériques dans Yo soy la Juani. Il a également été un pionnier de l’art vidéo.

Mais c’était aussi un réalisateur qui a découvert de nombreux acteurs. Penélope Cruz, Javier Bardem, Verónica Echegui et Jordi Mollá, par exemple, ont été révélés grâce à ses films. D’ailleurs, Consol Tura, que vous avez rencontrée à Toulouse à l’ABC, était sa directrice de casting et elle a découvert tous ces acteurs qui sont maintenant reconnus à l’international… Javier Bardem et Penélope Cruz sont les seuls acteurs espagnols à avoir remporté un Oscar ! Il avait un grand talent pour découvrir les acteurs, mais il a par ailleurs eu une influence importante dans la formation d’autres réalisateurs et professionnels du cinéma. Dans les années 2000, il a animé un atelier, le Taller Bigas Luna. C’est là que de nombreux réalisateurs ont été formés, comme Pilar Palomero, par exemple, qui connaît aujourd’hui un grand succès. De nombreuses femmes ont participé à ces ateliers. Bigas Luna est un réalisateur qui, bien qu’il ait eu la réputation d’être sexiste – et on voit bien que certains films contiennent une part de sexisme –, s’est en réalité toujours entouré de femmes. Et ses films dénoncent très précisément ce sexisme en le représentant de manière aussi frontale. Ses assistants réalisateurs étaient souvent des femmes aussi. Je fais un podcast prochainement sur Angustia qui abordera aussi ces thèmes. Sa première assistante réalisateur est Rosa Bergés, qui est ensuite devenue réalisatrice. En ce sens, c’est un réalisateur dont l’héritage, pour moi, a été de former d’autres réalisateurs et d’inspirer des générations de créateurs. C’est un créateur qui a eu un impact considérable, non seulement pour ses films, mais pour toute sa production audiovisuelle, qui va bien au-delà de ses films. Je suis spécialisé dans le cinéma, mais son œuvre est vraiment considérable même en dehors de ce domaine.

Il a également brisé de nombreux tabous, tant nationaux que sexuels. En grandissant dans une dictature, il a été d’une importance primordiale qu’un personnage comme lui réalise son premier film l’année de la mort de Franco. Tatuaje, qui fêtera ses 50 ans l’année prochaine. On y voit comment il a déjà commencé à briser tous ces tabous et à défier la censure, du début à la fin. Il a de plus abordé la question de la performance de genre, si souvent débattue dans les années 1990 et qui continue de l’être aujourd’hui. Il a commencé par cela dès le début, en proposant des études approfondies sur ce que signifie être une femme, ce que signifie être un homme, la masculinité, #MeToo, la crise financière aussi anticipée dans Huevos de oro et à la fin de sa vie, même le sujet de l’écologie bien que ce soit une œuvre posthume (le documentaire Bigas x Bigas et ce qui sera sa dernière adaptation littéraire sur un thème post-apocalyptique, Segundo Origen). Et tout cela, à notre époque où les idées sont très rétrogrades, est essentiel pour comprendre d’où vient le poison, car on ne peut pas revenir en arrière. Tout le monde semble désormais si sensible aux choses naturelles comme le sexe ou l’égalité. Nous sommes dans une époque puritaine, vers laquelle nous retournons dangereusement.
Dolores pour L’Écran : Lors de la présentation à ABC, vous avez beaucoup parlé du style visuel, des thèmes et de tout ce qui touche à l’esthétique et à l’écriture, mais le son et la musique sont également très importants dans ses films. Il y a des moments où on est presque obsédé, hébété par un son strident et lancinant, et d’autres fois, les sons sont étouffés, et seules les voix résonnent…
Santiago Fouz : Tout d’abord, nous avons la musique de la Rhapsodie espagnole de Ravel dans Bilbao, dont la bande-son est très répétitive. Cette répétition sonore dans le contexte de Bilbao sert à transmettre, par le son, l’obsession du protagoniste pour le personnage de Bilbao. Isabel Pisano, qui interprète Bilbao, est décédée cette année, et je pense qu’il est important de lui rendre hommage, car elle n’a tourné que ce film, mais elle était merveilleuse dans ce rôle.
Mais plus que le son ou la musique, c’est un excellent exemple de la façon dont Bigas Luna captive le spectateur par tous ses sens. Dans Bilbao, la femme n’est plus un être humain, mais un concept. L’homme est tellement obsédé que lorsqu’il entend une chanson intitulée « Bilbao », ou qu’il voit un plan de la ville de Bilbao ; il va les collectionner pour alimenter son fantasme, même si l’action se déroule à Barcelone. Il en va de même pour la scène où le poisson dévore cette saucisse de Francfort. Une image que Bigas Luna considère comme l’une des plus importantes de sa filmographie, car il pense qu’elle mêle l’organique, le poisson, à ce qui a été produit de manière quelque peu artificielle, la saucisse de Francfort. Cette image représente la fellation qui n’a pas été pratiquée dans le film, la fellation qui ne peut être représentée, sinon ce serait de la pornographie. Mais c’est une façon de représenter cette image conceptuellement.
Et cette image inspire aussi l’odorat, car on peut imaginer l’odeur et la sensation du poisson. Un toucher qui peut être abject, qui provoque aussi un frisson de dégoût mais peut-être aussi une forme de tentation, de curiosité. Cette idée du toucher, cette idée du goût – puisqu’il s’agit de produits alimentaires –, les odeurs qu’on peut imaginer, et aussi le son, c’est une façon d’impliquer tous les sens et de nous mettre dans la position obsessionnelle et répétitive de ce personnage. Ce sont des films qui impliquent le spectateur de manière haptique, sensorielle. Et c’est une autre raison pour laquelle ses films m’attirent et que c’est un cas d’étude si actuel si nous pensons aux théories cinématographiques de ces vingt dernières années.
Dolores pour L’Écran : Une question finale que j’aime poser lors de mes interviews. Avez-vous un film moins connu, une perle rare, à recommander à nos lecteurs ?
Santiago Fouz : J’en ai deux ! De Bigas Luna, je dirais Reborn, un film du début des années 1980 avec Dennis Hopper. C’est un film en anglais qu’il a tourné aux États-Unis, le seul qu’il ait tourné là-bas. C’est aussi une œuvre très novatrice, car elle traite des télévangélistes des années 1980. Dans l’histoire, nous suivons une Italienne qui porte des stigmates qui est emmenée aux États-Unis pour devenir un objet de spectacle et une machine à fric. Et si l’on pense à ce que l’on voit à la télévision aujourd’hui, l’ambiguïté morale, éthique et religieuse qui y règne, c’était encore une fois un film en avance sur son temps.
L’autre film que je peux recommander s’appelle Only on Earth, un documentaire sur les incendies en Galice. C’est un film sorti cette année par la réalisatrice danoise Robin Petré. Il a été projeté en avant-première au Festival du film de Londres. Ce documentaire me paraît essentiel pour comprendre l’histoire de la culture rurale de Galice et l’importance de la nature, tant exposée aux conséquences du changement climatique. Étant originaire de Galice, j’ai vraiment trouvé ce film passionnant. C’est vraiment un film fascinant. Je l’ai vu hier et je n’arrête pas d’y penser, il m’obsède et m’accompagne encore. La vie est pleine de surprises et il faut se laisser porter, rester ouvert pour découvrir de nouvelles choses et se laisser surprendre.
Nous tenons à remercier encore une fois Santiago Fouz, qui a été passionnant, et espérons que cette interview aura éveillé votre intérêt pour les films de Bigas Luna.
Pour approfondir le sujet, n’hésitez pas à écouter les podcasts « Bigas Luna Tribute » sur YouTube, aussi disponible sur Spotify et Apple. Un podcast produit par Santiago Fouz et coprésenté par une autre spécialiste de son cinéma, Carolina Sanabria.


