– «Il est vraiment barré, ton film.”
Tels furent les premiers mots de mon cher et tendre à la fin du visionnage de Phantom of The Paradise. Mots qui, à défaut d’être exhaustifs, résument tout de même bien le statut d’ovni cinématographique de l’œuvre de Brian de Palma.
Replaçons le contexte : les années 70. Le public découvre le film catastrophe et les prémisses du film d’horreur gros budget, la production française perd de sa supériorité, les grands blockbusters amenés à changer la face du cinéma commencent à surgir, et la grande vague des comédies musicales qui ont rythmé l’industrie des années 50 et 60 est en déclin. Quelques rebelles guidés par des rythmes rocks donnent à ce genre un second souffle en y insérant de nouvelles références, plus sombres ou plus loufoques. On pensera par exemple au Rocky Horror Picture Show de Jim Sharman (1976) ou au Cabaret de Bob Fosse (1972), œuvres baroques et étranges qui tranchent avec leur époque. Le rock lui même prend un nouveau visage, avec la grande envolée des albums « concepts » revendiquant un scénario et faisant des rock-stars des personnages de fiction plus que des musiciens.
C’est dans ce vivier créatif où la porosité entre les médias artistiques se fait plus grande que Brian de Palma s’essaye au genre musical en 1974 avec Phantom of The Paradise. Il est le film de la dernière chance pour celui qui n’est encore qu’un réalisateur émergent, loué par les critiques mais loin du succès public de Scarface (1983) ou de L’Impasse (1993).
Brian de Palma sort d’un vécu qu’il qualifie de « traumatisant » avec son précédent film, Get to Know Your Rabbit ( https://www.top250.fr/film/89417/get-to-know-your-rabbit ) (1972), acheté par la Warner Bros et remonté sans son accord avant la première projection publique. Fort de cette (mauvaise) expérience, Brian de Palma semble s’en inspirer dans Phantom of The Paradise, qui est une satire acide et grinçante du monde de la musique.
On y dépeint un producteur de musique, Swan (Paul Williams), qui gère le studio d’enregistrement Death Records responsable des plus grands hits du moment. Un jeune compositeur, talentueux mais naïf, Winslow Leach (William Finley) va faire les frais de la machine inhumaine du système. Pris au piège de Swan qui lui vole ses compositions sans le créditer et ne respecte pas sa volonté artistique, Winslow Leach, fou de douleur, se transforme en un personnage fantasmagorique, le fameux « Phantom » du titre, pour mener à bien sa vengeance. Difficile après ce qu’a vécu Brian de Palma de ne pas y voir une mise en abyme de sa propre vengeance envers Hollywood.
Une vision autobiographique de l’œuvre qui en fait sans doute son film le plus personnel.
Mais réduire Phantom of The Paradise à un simple film défouloir serait ôter toute l’implication artistique et émotionnelle mise en œuvre dans le projet. Il est une libre adaptation du mythe de Faust, le personnage de Swan incarnant le Diable à qui le pauvre Winslow Leach cède son âme. Brian de Palma peut ainsi y développer un propos cher à son cœur : celui de la double identité et de la marginalité qui rythment ses obsessions de cinéaste (Sœurs de Sang, 1973, Obsession, 1976, Pulsions, 1980, Body Double, 1984 Passion, 2012).
Le film est d’une richesse immense et d’une générosité sans failles. On retiendra, pêle-mêle : la volonté de parler du rapport à l’art dans une société où l’art est devenu commercial, la difficulté de concilier une histoire d’amour et l’acte de création, une critique de la jeunesse américaine aveugle aux drames et friande d’expériences extrêmes, des références à Oscar Wilde et à la vanité de l’être humain désireux de rester éternel, un jeu sur les apparences et les illusions en faisant constamment changer les personnages dans leurs rôles et attitudes, la critique du monde musical de son temps et de l’ego des rock-stars, et j’en passe. Les décors et les costumes sont hallucinants pour l’époque et ont pris avec le temps une allure kitsch qui ne déforme en rien la vision de Brian de Palma, bien au contraire : le film oscille entre le baroque, le comique, et le noir, la tension, en faisant une œuvre bigarrée où l’aspect grotesque du visuel a tout à fait sa place.
La partie dramatique enfin, terrifiante, théâtrale est implacable. Le destin de Winslow Leach est scellé dès l’instant où son œuvre se retrouve, à l’image de son corps, charcutée par Swan. Sa vie, ainsi que sa mort, ne dépendent plus que des bonnes grâces de cet être démiurge du mal. Winslow Leach est un héros romantique par excellence, un pur d’esprit, n’agissant que pour le bien de ses grands idéaux et prêt à sacrifier sa vie pour eux. Sa dimension sacrificielle n’en devient que plus dramatique au moment où il croise la route de Phoenix (Jessica Harper), dernière pierre angulaire du film, dont il va tomber éperdument amoureux, voyant en elle l’image d’un ange rédempteur seule capable d’interpréter ses chansons et de transmettre son art au monde. Tant d’éléments dramaturgiques qui font de ce film une grande fresque tragique à l’ancienne, mise au goût du jour par son esthétique et son propos sur la dictature des studios, qu’ils soient musicaux ou cinématographiques.
Phantom of The Paradise est, de par sa richesse et l’étrangeté de son ton, une œuvre incontournable qui, près de 40 ans après sa réalisation, n’a toujours pas pris une ride. Il a inspiré de nombreux cinéastes et personnages cultes, de Dark Vador (La saga Star Wars ) pour son design et sa voix trafiquée, en passant par Edward (Edward aux Mains d’Argent, Tim Burton, 1990) pour son look et son destin tragique. On ressent encore son inspiration dans des œuvres contemporaines comme l’excellent Whiplash (2014) de Damien Chazelle, mettant en scène un musicien talentueux face à un chef d’orchestre tyrannique le poussant aux portes de la mort pour son art. Autant dire que l’influence de Phantom of The Paradise n’est pas prête de s’éteindre.
Dolores
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