Défense des séries dont tout le monde veut qu’elles s’arrêtent

Il y a toujours quelqu’un pour dire “vivement que ça s’arrête”. Vivement qu’on arrive au bout du voyage. Ça n’a que trop duré. Mais tout a une fin. C’est la vie, quoi qu’il arrive, on finit toujours par arriver quelque part. Et c’est peut-être là qu’on se rend compte que, finalement, rien de tout cela n’a été vain. Que le plus important, ce n’est pas la destination, mais le chemin parcouru.

Ces vérités générales un peu creuses mais dites d’une façon profondément solennelle, ça vous rappelle quelque chose ? Je n’ai certes pas le talent des scénaristes de Grey’s Anatomy (Shonda Rhimes, 2005 – en production), mais vous aurez peut-être reconnu une belle et sincère tentative de monologue d’introduction d’épisode récité par Meredith Grey. 

Meredith Grey en plein monologue intérieur

Pourquoi Grey’s ? Je veux défendre celle que quantité détestent, celle dont beaucoup disent qu’il serait temps qu’elle s’arrête ou que de toute façon, ils ne la regardent plus depuis des années (n’est-ce pas, chers camarades rédacteurs de l’Écran ?). Ou même ne l’ont jamais regardée. (Personne n’est parfait.) Et je ne nierai pas que moi aussi, j’ai pu dire de certaines autres séries que, vraiment, elles auraient dû s’arrêter avant (coucou Dexter, au hasard…), mais après réflexion, je crois n’avoir jamais pensé ça de Grey’s Anatomy. Elle en est pourtant à sa quinzième saison ! Certes, c’est sans rivaliser avec les 56 saisons de Haine et Passions (Irna Philips, 1956-1957 et 1977-2009) ou les 35 saisons de Doctor Who (Sydney Newman et Donald Wilson, 1963-1989 et 2005 – en production), mais il n’est pas lieu de jouer de comparaisons incohérentes à ce stade. (et si j’adore Doctor Who, je n’ai jamais vu un seul épisode de Haine et Passions)

Et je vais le dire de but en blanc : j’aimerais que Grey’s Anatomy ne s’arrête jamais. Et j’ai de bonnes raisons ! 

Oser pour durer

L’une des grandes qualités de Grey’s Anatomy est d’avoir su rester l’ensemble show qu’elle était à ses débuts. Si Meredith Grey est bien la voix de la série, celle-ci est définitivement chorale. Là où The Good Wife (Robert et Michelle King, 2009 – 2016), l’un des meilleurs ensemble show de ces dernières années, s’est peu à peu éteinte en cloisonnant ses intrigues et ses personnages, Grey’s maintient le cap et ose encore : 

  • ajouter de nouveaux personnages ! Eh oui, comme les gens n’aiment pas le changement, il y en aura toujours pour critiquer les petits nouveaux et regretter George, Izzie et Derek, mais c’est aussi le lot des séries qui durent plus de 4 ou 5 saisons : les contrats prennent fin, les acteurs s’en vont, de nouveaux entrent dans la danse. Et avec la saison 15, surprise, voilà que je m’attache aux internes ! Pour peu qu’on donne à la série sa chance de les développer, elle étoffe rapidement ces nouvelles personnalités et leur accorde des sous-intrigues engageantes.
Bonjour les nouveaux
  • être au cœur de l’actualité et des enjeux de représentation ! On pourrait craindre d’une série de plus de 10 saisons qu’elle perde de vue le temps présent et se perde en ringardise. Dans le cas de Grey’s Anatomy, c’est probablement le contraire qui s’est passé. Toujours très attachée à parler des enjeux sociaux et politiques de son époque, la série a évoqué au cours des dernières saisons Me Too, les violences policières, le contrôle des armes aux États-Unis, le coût de l’assurance maladie… Et elle ne se contente pas de le montrer : elle prend position. Certainement décriée comme objet de propagande démocrate par le public républicain (qui a sûrement arrêté de la regarder depuis belle lurette), Grey’s Anatomy prend le parti des minorités, aussi bien par son exigence de représentation, que par les enjeux de ses intrigues. Elle a ainsi intégré parmi ses internes un jeune homme trans (interprété par un acteur trans !) et une jeune femme musulmane. À ceux qui pensent que tout cela n’a guère d’importance ou n’est qu’une démarche hypocrite, nous laissons la créatrice de la série, Shonda Rhimes, leur répondre :

 “I think it’s important for people to rethink because what people see on television changes what people think about themselves.” 

Shonda Rhimes, créatrice de Grey’s Anatomy, Scandal, Station 19
  • faire des épisodes originaux ! L’exercice est difficile et parfois, largement raté (le musical episode fait notamment débat…). Mais pour peu que la série se contraigne à l’une des meilleures expérimentations de l’ensemble show : le huis-clos, elle témoigne de sa compétence narrative en la matière et surprend encore avec une grande économie de moyens. Je pense au cinquième épisode de la saison 12, dans lequel les personnages sont réunis autour d’un dîner : dans le cas où vous douteriez de la qualité d’écriture de la série, celui-ci saura vous en convaincre. Les séries procédurales ont tendance à la structure “cadrée”, pour mieux permettre les variations, et Grey’s reprend ainsi souvent une recette simple : des patients à soigner. Pour autant, elle ne cesse de briser ses propres conventions et de réinventer ses propres règles. Un enjeu essentiel pour une série aussi longue ! 
Saison 12, épisode 5 : une variation douce-amère du dîner en famille

Les haters les plus forcenés diront que, justement, la série ose… trop. Même les aficionados de la première heure ne pourront nier que la série aime l’over-the-top, le sensationnalisme jusqu’à plus soif : explosions, incendies, tueurs, accidents d’avions et effondrements… Forcément, il y a de quoi s’amuser de tels abus. Mais… Grey’s elle même s’en amuse ! Depuis le temps, la série s’épanouit dans l’autodérision et écarte d’un revers de main les reproches qu’on peut lui faire : elle n’a jamais eu vocation à être réaliste. Le réalisme hospitalier, que nenni, si vous en voulez, d’autres séries en font bien assez. 

Mûrir avec ses personnages

Ce à quoi Grey’s prête attention en revanche, c’est au réalisme “émotionnel”. Quand bien même elle ferait lever les yeux aux ciel devant une énième explosion, elle sait, de la minute qui suit à des années plus tard, prendre le temps d’approfondir l’impact émotionnel sur ses personnages.  

Alors attention, je vais probablement en choquer certains, mais je considère à ce titre que Grey’s est l’une des séries actuelles qui parle le mieux du deuil. Aussi bien que Six Feet Under (Alan Ball, 2001 – 2005) en son époque, et peut-être aussi bien que l’excellente The Haunting of Hill House (Mike Flanagan, 2018 – en production) sur Netflix. Vous me direz, vu le nombre de morts au compteur, encore heureux ! Mais la grande force de la série tient dans la tenue et l’approfondissement, sur le long terme, de l’impact d’une disparition. L’enjeu essentiel de l’écriture d’une série : ne rien oublier de sa propre histoire. 

Un enterrement parmi d’autres dans l’histoire de la série

Je vais m’arrêter sur un épisode de la saison 15 : pour la première fois depuis probablement 10 saisons, j’écoute à nouveau le monologue de Meredith Grey. 

“We all have different ideas about how to honor the dead. Different ideas of how to grieve. Different ways of moving on. But I do have some experience with losing people I love. And I say the right way to grieve… is to however the hell you want.”

Comme toujours, un monologue commence comme une mauvaise dissertation : par une vérité générale creuse et anodine. Mais cette fois, alors que la voix off accompagne le parcours de Meredith dans l’hôpital, elle croise sur son chemin une série de fantômes : tous les morts de la série. L’hôpital Grey-Sloane, est encore plus hanté que le Kingdom Hospital de Stephen King, c’est un véritable memorial. Si cette courte scène est la preuve explicite que Grey’s n’ignore pas ses disparus, elle rend compte aussi de la manière dont ceux-ci ont participé de la caractérisation évolutive de ses personnages. Meredith Grey en est évidemment la plus touchée et, à ce titre, hérite d’une écriture décidément assez fine pour que le personnage reste “émotionnellement cohérent” avec son parcours, mais aussi fidèle à celle que nous connaissons depuis ses débuts. 

Et j’ai réalisé à cet instant à quel point *prend la voix de meredith Grey* une série de plus de 10 saisons peut influencer votre propre parcours et vous accompagner, à sa manière, dans toutes les épreuves de votre vie. Je vais citer Abed (Community, Dan Harmon, 2009-2014), pour la peine, qui parle de la télévision :

“It’s TV ; it’s comfort. It’s a friend you’ve known so well, and for so long you just let it be with you, and it needs to be okay for it to have a bad day or phone in a day, and it needs to be okay for it to get on a boat with Levar Burton and never come back. Because eventually, it all will. »

Cette belle réflexion qui s’applique à la télévision d’une manière générale prend une autre ampleur avec les séries longues, que vous suivez en “direct”, soit parfois pendant plusieurs années. (Sacré investissement au passage !) Vous savez, comme on parle de la génération Harry Potter (la mienne <3), qui a grandi avec le héros pendant son adolescence, il y a la génération Buffy (Joss Whedon, 1997 – 2003), la génération Newport Beach (Josh Schwartz, 2003 – 2007), la génération Grey’s Anatomy. Ce n’est pas entièrement mon cas, puisque j’ai commencé la série tardivement, et n’ai suivi la série en direct que pendant ses 6 dernières saisons, à peu près. Pour cette raison, je ne suis peut-être pas aussi attachée à Grey’s que je le suis à Buffy, par exemple. 

Pour autant, regarder Grey’s, c’est rentrer à la maison. Et la série sait jouer sur la corde nostalgique ! Elle a su développer son propre langage, son propre univers, sa propre mythologie, en somme, aussi bien que la meilleure série de science-fiction. Au point de faire de la chanson “How to save a life” une madeleine de Proust interne terriblement efficace. Autant de marqueurs d’identité qui complètent les plus évidents : le “cold open” (séquence qui précède le générique) et son monologue, le générique, les guests qui reviennent…

J’espère sincèrement vous avoir convaincus de donner une deuxième chance à la série, ou, pour ceux qui clament qu’elle doit s’arrêter, de relativiser votre position. L’hiver est là, c’est l’occasion ou jamais de se lancer dans un marathon de rattrapage, au chaud sous un plaid, accompagné d’un chocolat chaud et de chats. 

Listener

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