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EO, l’âne n’est pas celui qu’on croit.

C’est l’histoire d’un âne. Voilà.

On pourra résumer en ces termes le pitch du dernier film du vétéran polonais Jerzy Skolimowski, le réalisateur nous proposant d’accompagner les déambulations d’un baudet, témoin silencieux de la société des hommes dans ce qu’elle a de plus contradictoire, hyprocrite et, parfois (souvent ?), d’éminemment cruelle. De sa vie de bête de cirque à son passage en écurie ou sur les routes entre Pologne et Italie, ballotté de propriétaires en propriétaires, le spectateur accompagne l’équidé au regard triste et aux longues oreilles dans un voyage dont la portée militante le dispute à une intention cinématographique formelle assez remarquable, tant sur le plan de la photographie que du sound design.

Skolimowski n’est pas inconnu des cinéphiles, même si son nom ne dira rien à la plupart des spectateurs. C’est un vieux briscard du 7e art européen, considéré comme un pilier de la Nouvelle Vague polonaise durant les années 60 qui lui vaudra un exil en France pour fuir la censure communiste de l’époque (à l’instar d’un certain Roman Polanski, également figure marquante de cette période). C’est d’ailleurs Skolimowski qui écrit le scénario du premier long métrage de Polanski (Un Couteau dans l’eau), lui valant une reconnaissance internationale (et les foudres du Parti communiste polonais). C’est avec La Barrière (1966), Le Départ et surtout Haut les mains (1967) que Jerzy Skolimowski atteint à son tour une reconnaissance internationale en tant que cinéaste. Néanmoins, au début des années 90, il se désintéresse du cinéma avant d’y revenir à la fin des années 2000, après une pause de 17 ans. Ses longs-métrages Essential Killing (2010) et 11 minutes (2015) le ramènent sur le devant de la scène (à la Mostra et aux Oscars, notamment), avant de nous offrir le film qui nous intéresse aujourd’hui et qui honore le réalisateur de 84 ans d’une première incursion à Cannes en compétition officielle.

Jerzy Skolimowski – © i0.wp.com

Le monde a hauteur d’âne

Qu’on le dise d’entrée : EO tient autant du film militant que de l’ovni cinématographique, pour plusieurs raisons.
À commencer par le choix de son interprète principal, qui n’est autre qu’un quadrupède plus réputé pour son braillement insupportable et son entêtement à toute épreuve que pour son jeu d’acteur. C’est d’ailleurs lui qui donne son titre au film : “EO” n’est autre que l’onomatopée polonaise pour décrire le braiment de l’âne (notre “hi-han” français). C’est également le nom de la créature dans le film, que l’on découvre bête de foire destinée à amuser le public d’un cirque itinérant, quand elle n’est pas utilisée comme bête de somme par le patron. Sa seule amie est sa partenaire de numéro, une jeune acrobate équilibriste avec laquelle il est mis en scène et qui lui voue une affection sincère. Mais la vie de notre âne saltimbanque est vite chamboulée et le voilà parti bien malgré lui (quoique, pas toujours !) à travers l’Europe où il fera de nombreuses rencontres, pas toutes heureuses, et se fera le témoin d’une société humaine à laquelle il est soumis, révélant ses aspects les plus bienveillants comme les plus effrayants et insensés. Avare en dialogue, tout l’enjeu du long métrage réside alors dans sa capacité à faire “parler” l’animal, de la plus humaine des manières, ce qu’il réussit haut la main. Par son regard mélancolique, son entêtement, son empressement parfois et par l’intermédiaire de la caméra experte de Skolimowski, Hi-han (c’est son nom) se révèle bien plus loquace qu’on ne pourrait l’imaginer.
En outre, plusieurs effets stylistiques sont employés dans le film, des plus classiques aux plus singuliers, comme la vue subjective (possible via une caméra fish eye harnachée directement sur l’animal) sur quelques scènes, donnant à l’âne un supplément de volonté propre. Difficile de ne pas mentionner aussi ces séquences formelles stylisées à la façon de mauvais rêves vécus en direct par le protagoniste et, par extension, les spectateurs. De la scène des loups, où la forêt brumeuse et nocturne de Pologne est percée par d’impitoyables faisceaux lumineux dont l’origine ne laisse que peu de doutes, aux multiples séquences baignées dans un filtre rouge sang, oppressantes et sublimes à la fois. Des scènes contemplatives et signifiantes, qui s’intercalent avec le récit central du film, pour mieux en souligner les intentions profondes, éminemment animalistes et soucieuses de la condition animale (domestique comme sauvage). Le sound design, ciselé et pesant, sert formidablement bien la photographie stylisée et la portée politique de l’ouvrage, le positionnant définitivement parmi les longs métrages les plus audacieux cinématographiquement parlant dans la sélection officielle de cette 75ème édition.

Hi-han et sa couronne de carottes (qui ne va pas rester longtemps intacte) – © www.cavallomagazine.it

Une fable animaliste évidente et assumée

Dès l’annonce du pitch, on s’y attend. Après la première scène, cela devient une évidence : nous ne sommes pas dans une redite de Beethoven ou Il faut sauver Willy et autres contes cinématographiques consensuels teintés d’un amour dégoulinant pour “nos amis les bêtes”. Dans EO, cette affection est réelle, transpire même de l’écran mais n’est pas réellement portée par un protagoniste en particulier, dont le seul objectif serait de venir en aide à la pauvre créature lui servant d’amis. Il suffit en effet à notre brave Hi-han (car c’est son nom) de marcher, braire, regarder ou sentir son environnement pour nous transmettre ses émotions et procurer, chez le spectateur, une empathie quasi-immédiate (sans le concours des humains qui ne sont, pour l’écrasante majorité d’entre eux, pas à la hauteur). Il n’est pas question d’être tendre mais bien de suivre et d’accompagner l’âne et ses semblables dans leurs errements, leurs drames, leurs tragédies même. Cirques à animaux, abattoirs, écuries de canassons de courses, fermes à fourrure, chasse… Les séquences s’enchaînent, avec à chaque fois un sujet marquant et identifié, très (trop) familier pour les sympathisants de la cause animale. Et Skolimowski ne fait pas dans la dentelle ; tant mieux, le message n’en est que plus viscéral, pesant et terriblement réaliste. La conférence de presse qui a suivi la première projection du film a d’ailleurs permis à Jerzy Skolimowski et son équipe d’être on ne peut plus clairs sur le sujet : EO est une ode à la vie animale exploitée sans vergogne par l’espèce dominante sur terre dans tous les aspects de ses activités (loisirs, alimentation, transport, énergie…). Il est même manifeste dans EO que si l’homme est un tyran impitoyable envers l’animal, par de nombreux biais, il se révèle être un prédateur redoutable pour ses propres congénères, emportant le film dans des plans terribles, absurdes de haine et de violence dont l’âne est le témoin plus ou moins privilégié, appuyant encore davantage la cruauté du monde dans lequel l’équidé est amené à évoluer.

Pour autant, le manichéisme n’entache pas l’oeuvre du vieux polonais. Le discours n’a rien de démagogique ou d’excessivement appuyé ; il n’en a pas besoin. L’absence de véritable protagoniste humain et de narration orale aide à éviter l’écueil mais il est également esquivé par le choix du cinéaste de faire de son film un objet cinématographique véritable bien plus qu’une simple tribune militante, doté de ces fameuses séquences à l’esthétique cauchemardesques qui en disent suffisamment sans jamais expliciter plus que nécessaire. En outre, certains intervenants ne sont pas hostiles ou indifférents au sort du baudet, à l’instar de sa camarade circassienne qui semble bien seule à se soucier de lui au début du film. La séparation, rapide, des deux amis sera un déchirement pour eux comme pour le spectateur, que même l’espoir de la jeune femme ne suffira à apaiser. On pourra citer également les supporters de football (certains en tout cas), dans la séquence la plus drôle du film, ou encore Vito, ce jeune bourgeois italien tourmenté qui s’éprend – un temps – du sort du pauvre Hi-han. Mais même là, Skolimowski se montre assez pessimiste (ou, encore une fois, réaliste ?), ces adjuvants se montrant finalement incapables de changer la situation de l’âne, ne lui apportant que du répit et de l’affection ce qui, tout bien pesé, est sans doute un acte de bravoure dans un contexte tel que celui que nous connaissons dans EO.
Finalement, ce n’est pas l’histoire d’un âne ; c’est la nôtre, les yeux tristes et mélancoliques de l’équidé tourmenté ne sont là que pour refléter notre indifférence cruelle et absurde.

Lors de la cérémonie de clôture, le film remporte le Prix du Jury (ex-aequo avec La Otto Montagne de Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch), preuve qu’il aura touché au but – ou en plein cœur. Rien d’étonnant pour un film qui aura su saisir l’un des grands enjeux civilisationnels de son temps servi intelligemment par une esthétique léchée et saisissante ; plus surprenant en revanche en sachant que c’est un vieux pirate du cinéma polonais qui tient la barre (et qui se contentera, pour son discours de remerciement lors de la cérémonie, de citer le nom des six ânes qui ont participés au tournage du film en terminant par un hénissement malicieux). En fin de compte, l’écart générationnel n’entre pas en ligne de compte et c’est heureux ; les engagés d’hier sont encore les engagés d’aujourd’hui et sont toujours capables d’actions cinématographiques qu’il convient de saluer, tant sur la forme que sur le fond.

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