Affiche du film il buco

Il Buco : Définir les ténèbres

Lorsque la fin d’année approche, on commence toujours à passer en revue les films qu’on a vu en salle, ce qui nous a marqué, ému, élevé. A maintes réflexions, Il Buco fait vraiment partie des films qui m’ont profondément marqué en 2022.

Michelangelo Frammartino n’est pas un cinéaste prolifique. Non pas qu’il manque de talent mais Il Buco, n’est « seulement » que son troisième long-métrage en dix-huit ans, après Il Dono et Le quattro volte. Récompensé par le Prix spécial du jury à la Mostra, passé quasi inaperçu en France avec à peine plus de 12 000 entrées, Il Buco est un film rare, splendide et mérite un visionnage.

Le réalisateur Michelangelo Frammartino tenant un casque de spéléologue devant le photocall de la Mostra de Venise 2021
Le réalisateur, Michelangelo Frammartino © cineuropa.org

Exploration, infiltration, rencontre

Le film reconstitue l’exploration d’une grotte d’Italie du Nord dans les années 60 par des spéléologues Piémontais. Résumé simple, le traitement du sujet l’est tout autant, mais le film  reste une sublime transfiguration de la rencontre, par opposition puis par fusion de deux extrêmes, deux époques inconnus l’un de l’autre. 

L’arrivée des spéléologues dans le village engendre une agitation. La caméra capture depuis les toits l’activité inhabituelle, comme un esprit des lieux amusés des évènements. Les visiteurs dorment dans le presbytère d’une église et dorment sur le foin du bétail. Plus tard, les explorateurs commencent à sonder la cavité dans une vallée proche, où un autre regard s’impose : un vieux vacher posté sur une colline. A la fougueuse jeunesse des nouveaux venus s’oppose le visage marqué d’un vénérable vieil homme. Ces deux extrêmes se juxtaposent en finesse tout au long du film au travers de plans larges et de transitions, entre l’enfoncement des spéléologues dans la grotte, et les lentes tribulations du berger. L’opposition des deux mondes est également incarnée grâce à des scènes expressives d’elles-mêmes, plus burlesques aussi, à l’image du moment où les explorateurs jouent, se font des passes avec un ballon d’un bout à l’autre de la béance. On pense aussi à un réveil déclenché par l’intrusion d’un cheval dans une tente. Grâce à une travail précis de grossissement de focales sur la tête de l’animal, elle paraît énorme et nous paraît encore plus cocasse.

Aperçu de la cavité, à flanc de montagne et de forêt
La grotte, perforation de la Terre ©Nytimes.com

Le film est dénué de paroles, même si on reconnaît des mots ou du moins un accent italien, mais qui ne seront jamais sous-titrées. Les rares paroles n’ont pas vocation à être comprises. Les deux parties se font écho : aux cris chantés qu’adresse le paysan à ses vaches pour les diriger se confrontent les « oh, oh » et les sifflets des spéléologues enfouis sous la terre communiquant avec ceux qui leur transmettent leur matériel à la surface. À l’effervescence engendrée par les explorateurs ne se noue pas verbalement mais vocalement l’existence routinière et simple du berger, qui fait paître au même endroit tous les jours son bétail et rentre tous les soirs dans sa cabane avec son âne.

Le vieil homme, assis sur une colline observant le panorama et son âne paissant non loin
Le vieil homme, posté sur une colline ©critikat.com

Introduction de la modernité

Mais cette mise en relation implique un rapprochement. Un jour, le vieil homme est retrouvé inconscient dans un fourré. Ses amis le ramènent chez lui et le veillent tandis que les  spéléologues continuent d’explorer la grotte qui ne cesse de révéler de nouvelles galeries. Via le contraste de l’âge, le vénérable berger et les explorateurs empruntent deux chemins différents, l’un plus mystique que l’autre, et ainsi, Il Buco propose une réflexion sur l’introduction de la modernité dans une vallée qui n’en est guère marqué, en même temps que l’effacement forcé d’un mode de vie archaïque. Les spéléologues s’enfoncent dans le souterrain qui n’a de cesse de révéler de nouvelles galeries. Avec un montage paisible et inébranlable, l’exploration fait écho au corps du vieux berger agonisant sur un lit des jours et des jours durant. Plutôt qu’une cavité, la grotte nous apparaît comme une perforation péremptoire et imposée par la terre, de cette terre antédiluvienne, et fait écho au corps du berger. En même temps, les Piémontais font introduire toute sorte de matériels  dans la grotte : cordes, sacs, échelles, même un bateau pneumatique. En prenant la grotte comme symbole ambivalent des habitants de la vallée, donc du berger, les veines surannées du berger font écho aux parois calcaires creusées par le ruissellement de l’eau au fil des ans. Les affaires modernes s’introduisent dans la cavité et allégoriquement dans le corps agonisant du berger. 

Prisme bressonien 

Le plus bel accès qu’on puisse avoir au film est qu’il a un rapport presque charnel à l’origine même du cinématographe au sens bressonien du terme. Sans être une mise en œuvre point par point des Notes sur le cinématographe de Robert Bresson, Il Buco réussit à provoquer une émotion constante grâce à une utilisation des moyens propres du cinéma sans aucun emprunt. Il n’y a peu de comédiens ou de travail scénique mais, grâce aux techniques appartenant au cinématographe (des sons mis l’un après l’autre, des images mises les unes après les autres), le film touche, amuse, trouble, et surtout réussit à  émerveiller constamment.. D’une certaine manière, comme le formule Frammartino dans une interview, c’est la grotte qui a fait les plans. Le ruissellement de l’eau d’année en année a façonné les parois vues dans le film. Il réussit une étonnante transfiguration car en filmant ce qui est déjà là, la caméra émerveille. Travaillé exclusivement à la lumière naturelle, le film commence sur une illumination. On passe de l’obscur à la clarté. On découvre en même temps que les spéléologues et que  les lampes torches illuminent peu à peu ce qu’il y a un peu plus loin, mètre par mètre. Le spectateur est souvent surpris d’où apparaît la lumière et où se trouve sa continuité. Le format de l’image se confond souvent avec l’obscurité de la grotte, et lorsqu’un explorateur suit la trace de son précédent, sa torche illumine là où on ne l’attend plus. Descendre, plus bas, plus loin, comme un mantra ; les spéléologues façonnent la profondeur de l’obscurité constante. La découverte simultanée du décor par les protagonistes et nous, spectateurs, précisent le présent et le futur de ce que l’on voit. Un peu plus profond, un peu plus bas vers les entrailles du monde.

Les sens précédant l’intelligence

Néanmoins, ce film de Michelangelo Frammartino n’est pas directement lié à la méthodologie engendrée par Bresson mais plutôt à la force pure des émotions désirées par celui-ci. Mon lien à Il Buco a été si charnel que je n’ai pu écrire dessus pendant longtemps car je me demandais quoi écrire. C’est une œuvre qui fait parler les sens avant l’intellect. Il Buco émeut, de par sa mise en parallèle de l’agonie et de l’exploration. Plus les explorateurs s’enfoncent dans la grotte, plus les parois et les courbes de la pierre se plissent telle la peau ridée du berger agonisant. La grotte est ancestrale, et se découvre pendant que le corps de l’humain perd peu à peu sa vie, se couvre. Dans une fin qui se dirige vers un merveilleux mysticisme, on pense à une analogie face au générique. Le corps s’affaisse, la béance se déploie. Les esquisse des chemins dans la grotte d’un des Piémontais se rapprochent de l’intérieur d‘un corps : couloirs, parois, complexités. Le berger est le dernier témoignage d’un mode de vie et Il Buco orchestre son effacement par la machine infernale de la modernité. De plus, le film étonnamment dans une de ses premières scènes démarre par une élévation : un journaliste télé monte les étages d’un gratte-ciel sur un ascenseur extérieur, interviewant les ouvriers et enthousiaste de cette montée vers les cieux. Et, dans le village, énormément de résidents sont devant cette télévision, ébahis. La modernité débarque inexorablement dans le village, annoncieuse d’embrouilles et de changements. Par parallélisme, les pages de magazine à l’effigie de Kennedy ou Nixon qui leur servent de torches témoignent de la contamination perpétuelle de l’environnement par l’homme moderne. 

Comme beaucoup de films importants, on peut créer maintes analogies sur Il buco. À l’image de l’excellent Nope, sorti plus récemment, il est presque moins important de déchiffrer le symbolisme de l’époque du film de Frammartino. Il est plus limpide que ça. Toute interprétation est assez juste mais un sentiment de pureté émane de ce film. Expérience sensorielle, où la grotte, décor naturel, crée les plans. C’est très beau, ce naturalisme, proche des débuts du cinéma. Notre confiance en ces images est totale. On apprécie ce film comme une perle, une rareté qu’on trouve, renfermant des secrets insoupçonnés. J’ai rarement ressenti une grâce si peu démonstrative et exhibitionniste de la virtuosité de la caméra. Il n’en est pas question, l’image dit, de ses plans très larges la découverte d’un côté, l’infiltration de l’autre. Comment sublimer le péremptoire, l’inévitable ? Le réalisateur ressent, et raconte le passé et cette vulnérabilité en les filmant de la plus belle des manières, convoquant l’hors-champ de la grotte lorsqu’il filme la vallée depuis ces hauteurs, et le huis clos passionnant, savoureuse découverte. Par sa grâce, mes pensées se sont souvent dirigées vers Il Buco cette année et j’espère que par les plusieurs prismes d’interprétations émises, certains seront piqués de curiosité.

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