Critique-de-Ni-Dieux-ni-Maîtres-2

Ni Dieux, ni Maîtres

Ni Dieux Ni Maitres de Eric Cherrière, avec Saleh Bakhri, Jenna Thiam, Pascal Greggory
Pitch : An 1215. Hiver. Un mystérieux étranger, prisonnier évadé, arrive dans un petit village isolé du royaume de France où sévissent la famine et la lèpre, dominé par un seigneur vieillissant, ancien héros des croisades, le Seigneur Ocam. Avec sa horde de chevaliers, Ocam enlève une jeune fille du village afin d’exercer sur elle son droit de cuissage. Une poignée de villageois, épaulés par L’Étranger tente de la délivrer. Ils ont jusqu’à la tombée du jour.

Quelle étrangeté que ce film là ! Si Ni Dieux Ni Maîtres peut être qualifié de “film de genre” dans ce que cette étiquette évoque de plus fourre tout, trouver une classification plus précise relève d’un exploit sémantique tant le film d’Eric Cherrière existe justement dans la frontière, le flou, les pistes brouillées. Ni Dieux Ni Maîtres oscille entre le thriller, le film fantastique, le surréalisme et le film d’aventure sans pour autant aller plus loin que l’évocation de ces genres. Protéiforme, le film construit sa propre case. Lors de la rencontre entre le réalisateur et le public, un spectateur a déclaré ne jamais avoir vu de film ressemblant à Ni Dieux Ni Maîtres, et que ce film allait se graver dans sa rétine. Il y a effectivement un caractère unique dans cette proposition cinématographique.

Un caractère unique d’abord pour ses conditions de tournage. Tourné à la bougie en 25 jours en décor naturel, dans un magnifique château de l’Occitanie, Ni Dieux Ni Maîtres s’illustre avant tout par sa beauté plastique. Le travail au niveau de la photographie, des couleurs, et plus particulièrement des lumières donne un cachet visuel incroyable au film. Ce sera définitivement un des films les plus beaux de 2020; et les conditions de tournage particulières obligeant l’équipe à ne jouer que par petites tranches (pour changer les bougies et aérer les pièces pour éviter les intoxications) donne aussi un caractère étrange, un peu lunaire au jeu des acteurs. A noter d’ailleurs que la plupart de l’équipe de tournage était Toulousaine, et présente lors de l’avant première du film. Adishatz !

Un caractère unique ensuite à cause de son montage et de sa narration. Très “cut”, rapide, le montage joue avec les attentes du spectateur pour constamment décaler le récit. Il est difficile à l’écrit de rendre compte de l’état d’éclatement, d’étrangeté voire de malaise dans lequel peut plonger ce montage atypique. Les scènes ne sont pas forcément placées dans un ordre logique, un plan incongru (un enfant avec un regard caméra, une femme bras ouverts devant une cheminée, un plan zénithal de forêt) peut venir couper en deux une scène de dialogue, qui reprendra comme s’il n’y avait pas eu d’interruption quelques secondes plus tard. La narration paraît vaporeuse, irréelle, comme dans un autre monde, en flottement. Très onirique, le film évoque tantôt le rêve, tantôt le cauchemar, avec des scènes d’une violence inouïe filmées pourtant avec un grand recul. Le réalisateur souhaitait une mise en scène “douce” mais toute la douceur de la mise en scène ne peut atténuer l’horreur du viol qui intervient dans le film, une scène que n’aurait pas reniée Sade tant elle est malsaine, mais qui est pourtant filmé sans complaisance ni démonstration obscène.

Un caractère unique enfin à cause du jeu d’acteur et son phrasé étrange, presque trop maniéré, parfois trop “en dedans”. Le réalisateur voulait que les acteurs parlent comme s’ils “s’adressent à eux même”. Le résultat est déroutant mais colle à l’ambiance intimiste du film. Le texte est lu à la manière d’une poésie et des références littéraires allant de Lovecraft à Jack London sont venues nourrir les dialogues du film. Loin des stéréotypes que l’on peut avoir sur les paysans mal dégrossis dans les films du moyen-âge, ici les personnages s’expriment bien et distinctement. Cependant, j’aurais aimé que le film, à la manière de The VVitch de Robert Eggers écrit en vieil anglais, aille plus loin dans son travail de la langue. Pourquoi pas, par exemple, proposer des parties en occitan, vu que le film se déroule dans une Occitanie médiévale ? Ou bien, quitte à choisir du beau phrasé et de la belle langue, ne pas travailler encore plus les textes pour qu’ils soient plus riches ? Car si le phrasé des acteurs fait penser à du théâtre, la langue utilisée n’est parfois pas assez noble pour rendre honneur à leur travail et le résultat est hélas parfois un peu bancal.

L’originalité d’une création ne fait en effet pas tout. Car au fur et à mesure de la séance de Ni Dieux Ni Maîtres, un sentiment de lassitude finit par percer. Ce qui semble au début être une création personnelle et hors normes devient assez vite l’application systématique d’un même schéma, redondant. Lorsque l’on s’habitue à ses propositions inhabituelles, on finit par trouver ses effets plus artificiels et grossiers qu’artistiques et réfléchis. Dommage aussi que le film cède à des facilités franchement cheap, notamment au niveau des montages de combat où les doublures sont visibles et les ralentis viennent donner un caractère presque nanardesque à ces scènes. A se demander même si les fulgurances de génie du film ne sont pas, finalement, dues au hasard tant elles semblent noyées dans d’embarrassantes démonstrations auteuristes pas franchement nécessaires. Reste au sortir de la séance un sentiment mitigé, mais une envie tout de même sincère de voir cette proposition hors normes trouver son public, ses distributeurs et ses salles. Car si nous pouvons émettre un avis, même nuancé, sur cette oeuvre, c’est qu’elle a pu exister et être vue, et c’est tout le mal que l’on peut souhaiter à un film de genre français qui, s’il ne nous a pas convaincu jusqu’au bout, tente de faire bouger les frontières d’un cinéma encore trop guindé. Alors bon vent à Ni Dieux Ni Maîtres, et merci à Eric Cherrière pour cette proposition cinématographique très intéressante qui ne ressemble à aucune autre !

Dolores – avec des propos recueillis pendant la rencontre publique lors du festival Extrême Cinéma de 2020

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