Le samedi 13 octobre 2018, un des moments phares du festival Cinespaña était la rencontre avec un tandem d’artistes parmi les plus respectés et les plus facétieux du cinéma espagnol : le réalisateur Álex De La Iglesia et son scénariste Jorge Guerricaechevarría. La grande salle de la Cinémathèque était comble, et pour cause ! Avec des films décalés, trash et satiriques, De La Iglesia est considéré comme une légende de la comédie noire, avec notamment Le Jour de la Bête (1995) et Mes Chers Voisins (2000).
Galères d’enfants et de jeunes cinéastes
Honte à moi, je ne connaissais Álex et Jorge que de nom, mais la rencontre m’a définitivement convaincue d’aller explorer leur univers si particulier. En effet, s’ils ont bien sûr parlé de cinéma, les deux compères ont également évoqué des anecdotes personnelles, et j’ai pu me rendre compte à quel point ils savaient raconter des histoires… Álex surtout ; Jorge, plus en retrait, complétant çà et là le récit.
Álex est un merveilleux conteur, plein de malice et d’autodérision. Face à un public qui rit volontiers, il nous a parlé de l’enfance qu’il a partagé avec Jorge. Leur amitié commence dans la cour du collège, Álex ayant approché Jorge car c’était celui qui faisait le plus de bêtises. Débute alors une riche collaboration, Álex et Jorge tels Batman et Robin, (ou plutôt, selon Álex, “Robin et Robin”), dédiant leur temps libre à combattre les injustices de la cour de l’école.
Les deux amis commencent aussi à se raconter des histoires, car il n’y avait pas grand chose d’autre à faire : “Un de nos principaux divertissements, c’était de nous asseoir dans la rue et de regarder passer les gens, et de commencer à s’imaginer des choses. C’est un peu comme ça qu’on a commencé.”
Álex et Jorge évoquent ensuite leurs galères de jeunes cinéastes. S’ils sont parvenus à convaincre Almodóvar de produire leur premier film, Acción mutante, en 1992, ca n’a pas été chose facile : pendant deux ans, ils l’ont attendu dans les bureaux de sa maison de production, s’asseyant chaque matin à l’accueil pour espérer le voir. Au final, si l’équipe d’Almodóvar accepte, c’est “qu’ils voulaient qu’on déguerpisse plus qu’autre chose”, se rappelle Álex.
Ces deux années précaires passées à Madrid à “attendre Pedro” auront une grande influence sur leur deuxième long métrage, Le Jour de La Bête (1995). Ils vivaient alors dans une vieille pension qui ressemble beaucoup à celle du film. Jorge évoque les travaux interminables qui avaient lieu au moment ou ils y habitaient, et Álex se souvient notamment d’un trou dans le sol, juste à côté de son lit, qui donnait sur la chambre du dessous, et qu’il devait se rappeler d’éviter lorsqu’il se levait…
Leur expérience à Madrid les inspirera également pour Mes Chers Voisins (2000) : lors d’une visite d’appartement dans lequel ils trouvent le rideau de douche encore mouillé, Jorge imagine par exemple l’histoire d’un agent immobilier qui utiliserait un des appartements de l’agence pour s’envoyer en l’air… Lorsqu’ils lisent le fait divers d’un vieux monsieur retrouvé à l’état de squelette devant sa télévision, le scénario avance davantage. Chacun de leurs films est ainsi fait de fragments, plus ou moins sordides ou extraordinaires, de leur vie quotidienne.
Visions de cinéastes
Álex sans Jorge, ça s’est vu une seule fois avec le film Balada Triste. Un cas si rare qu’Álex a tout de suite pensé “je dois vraiment être en train de faire un mauvais film pour qu’il ne veuille pas bosser avec moi !”. Pour eux, le cinéma est avant tout une histoire de confiance. Ils ont toujours écrit, composé et créé à deux et ne se voient pas procéder autrement. Álex avoue d’ailleurs avoir été “perdu” durant Balada Triste sans le regard de Jorge sur le scénario.
La création touche pour eux tellement au domaine de l’intime qu’ils ne pourraient pas se dévoiler ainsi devant une autre personne. “Lorsque j’écris, je suis nu, un véritable naturiste”, dit Jorge en rigolant. Une phrase qui n’est pas qu’une formule tant le processus d’écriture est pour eux un acte personnel. La fin d’un scénario est un mélange de vide et de bonheur, un instant très spécial où le film existe déjà, mais où tout reste à faire, un mélange d’extase, de soulagement et de crainte qu’il ne peuvent pas partager avec une autre personne.
Pour Álex “écrire une histoire, c’est l’expression maximale du talent d’une personne”, un acte qui vide et qu’il ne peut concevoir sans Jorge qui transcende ses univers. Il est selon lui difficile de ne pas gâcher le scénario lors d’un tournage qui est forcément “une ruine, un désastre” d’une certaine manière : son travail, en tant que réalisateur, est de rester au plus proche de l’histoire conçue par Jorge. “Et tant pis si l’histoire qui devait se passer dans un bar se passe finalement dans un supermarché : ce sont les aléas du tournage ! L’important c’est de ne pas gâcher le fond”’, précise Álex.
Un fond qui est souvent sur la provocation, le décalage, l’humour noir pour ce duo d’enfants terribles du cinéma espagnol. On leur a parfois reproché leur cynisme, mais les deux créateurs ne sont pas d’accord. Leurs films sont ironiques, mais pas méchants. Ils cherchent à critiquer mais pour construire une chose et non pour la détruire, et cherchent avant tout à se critiquer eux-mêmes. “Que tontos somos todos !” (Nous sommes tous des imbéciles !) scande d’ailleurs Álex, rappelant qu’il est responsable de son film, de son message, de ce qu’il véhicule et que si moquerie il y a, c’est avant tout envers eux-mêmes. Jorge ajoute que c’est ce qu’il aime dans la comédie : ne pas rire des autres, mais d’eux-mêmes.
Pour autant, il serait de mauvaise foi de dire que leurs films ne contiennent aucune provocation : on se rappelle de cette scène où le petit ami de Sandra Bullock se fait écraser par une pelleteuse ! Une remarque que les deux compères éludent en rigolant, plaçant cela sur le compte de la maîtrise de l’inattendu. Car c’est enfin cela, le dernier secret de l’écriture de Jorge et d’Álex : l’art du contraste. Pour eux, il faut que tout soit surprenant, car la vie, et son sens même, sont constamment aléatoires. Si un film est déjà connu à l’avance, il n’a aucun intérêt. Un cinéma à leur image, en somme : décalé, imprévisible, profondément humain et loufoque. On souhaite encore se laisser surprendre souvent au cinéma par ce duo !
Compte rendu réalisé par Stella et Dolores
[…] : À l’American Cosmograph avait lieu la projection de El Dia de la Bestia (Le jour de la Bête), réalisé par Alex de la Iglesia que nous avons déjà eu la chance de rencontrer lors d’une préc… Grand nom du cinéma de genre espagnol, adepte de films mélangeant humour absurdes, personnages […]