C’est un film à la croisée des médiums que nous propose Claire Simon en ce mois de février en décidant d’adapter Je voudrais parler de Duras.
Ce livre est la transcription d’un entretien entre la journaliste Michèle Manceaux et Yann Andréa. Ce dernier était un étudiant homosexuel qui vécut une relation exclusive avec Marguerite Duras durant les seize dernières années de sa vie. Les deux amants avaient vingt-huit ans d’écart. Ce texte est particulièrement difficile à mettre en scène en ce sens qu’il n’est qu’une retranscription écrite d’un dialogue entre deux personnes sans autres actions notables. Alors est-ce pertinent de faire de ce matériau littéraire un matériau cinématographique ?
Là où du théâtre s’y serait mieux prêté ?
Ce texte pas évident à mettre en scène, à savoir deux personnages seuls qui discutent dans un espace clos, pose la question de ce qui doit être adapté au cinéma, ou en tout cas de ce qui peut l’être. Ici, le début du film et la lecture du livre donnent la première impression qu’une adaptation théâtrale aurait été bien plus pertinente et efficace qu’une adaptation cinématographique. Ainsi, au premier abord, la démarche de Claire Simon apparaît déjà comme périlleuse et au début du film, le spectateur a de quoi se sentir inquiet. L’inquiétude d’être face à un ersatz de théâtre qui se retrouve forcé d’aller vers une performance de comédiens pour exister et délaisse le matériau filmique. Performance de comédiens par ailleurs époustouflante. Le personnage d’Emmanuelle Devos ne parle pas beaucoup, mais c’est un visage à l’écoute prodigieux qui reçoit le tout aussi prodigieux Swann Arlaud, qui ne cessera jamais, à chacun de ses rôles, d’être absolument sublime. Le duo fonctionne dans une alchimie géniale, l’un qui dit et l’autre qui écoute. Cette performance de comédiens est quasi musicale, l’interprétation est millimétrée, habitée. Or, de bons acteurs ne font pas nécessairement un bon film. En fait, la différence majeure qu’entretiennent cinéma et théâtre se trouve dans l’existence ou non du hors-champ. Au théâtre, même si la mise en scène et la mise en lumière permettent évidemment de hiérarchiser l’espace de jeu, tout existe plus ou moins au même plan sur scène ; alors que le cinéma rend possible une alternance des points de vue, des regards, une existence déplacée par rapport au cadre, etc. Ici, le hors-champ permet de faire exister différemment les voix de Swann Arlaud et Emmanuelle Devos : il peut isoler un personnage, le renfermer sur lui-même ou au contraire l’ouvrir à l’autre. Ce hors-champ, utilisé à sa limite, c’est-à-dire au bord cadre, permet également l’ingénieuse idée de donner à voir au spectateur le personnage de Marguerite Duras mais ce sans le montrer. Ceci est une idée de pur cinéma : utiliser le bord cadre pour faire de la grande et légendaire Duras une silhouette, une ombre, presque un fantôme. Quelle audace ! Et surtout quelle idée de cinéma.
Ainsi, Vous ne désirez que moi est un film de cinéma, oui ! Ce n’est pas du théâtre filmé, ce n’est pas un film bavard, c’est un film de cinéma. D’autant plus qu’il désclérose le livre en sortant de la chambre, en filmant au-dehors également et en se servant de son atout fictionnel pour mettre en scène des flashbacks de Yann Andréa.
Un film de pur cinéma
Claire Simon (Premières Solitudes, Le Concours, etc.) vient du cinéma documentaire, du cinéma du réel. Elle refuse donc le montage, les artifices qui l’éloignent de la vérité recherchée. Ici, c’est un faux documentaire, un documentaire fictionnel qui vient d’une archive, et pour autant Claire Simon s’acquitte au maximum d’un montage parasite. Tous les plans sont très longs, et la caméra se déplace d’elle-même dans l’espace pour choisir la focalisation, évinçant ainsi un charcutage du temps et donc une modification inévitable du réel. Le hors-champ accuse l’absence de montage et cela rend le moment plus vivant, plus unique, comme un bloc qui tient seul et qui existe en soi. Par ailleurs, le contraste entre les lumières chaudes de l’intérieur et les lumières froides de l’extérieur nous installe dans un sentiment d’intimité avec les personnages. Ces couleurs, ce sont les couleurs du mélodrame à la Douglas Sirk, ce sont des couleurs de cinéma. Comme nous en parlions pour les apparitions fantomatiques de Marguerite Duras, Claire Simon ponctue son film d’idées de cinéma grandioses comme le fait de ne pas entendre les personnages quand ils sont en dehors de la pièce d’interview. Cela accentue ce respect scrupuleux accordé aux dialogues et donc au texte original, laissant les dialogues extérieurs à la chambre être imaginés et visualisés par les spectateurs.
Le film est par ailleurs truffé de régimes d’images divers et tisse ainsi un lien entre la parole et des dessins (des aquarelles qui racontent la sensualité, qui relaient une certaine transcription des rapports physiques, aussi bien sensuels que violents, entre Duras et Andréa que le film ne peut montrer par pudeur), un lien entre les deux acteurs, un lien entre le dehors et le dedans, le passé et le présent, les images tournées et les images d’archives (extraits du film d’India Song de Duras, ou des making-offs de films de Duras où on la voit diriger Andréa). Ainsi donc, ce film croise bel bien l’art du jeu, du théâtre, l’art du dessin, des aquarelles et le médium d’archives. C’est un véritable mashup d’objets visuels qui font éclore un film de cinéma absolument rare et passionnant.
Un film pour quels spectateurs ?
Subsiste alors une question : faut-il apprécier Duras, ou tout du moins en avoir été un lecteur, pour se sentir concerné par le film ? Pas nécessairement. Sans doute que les lecteurs de Duras auront accès à quelques subtilités absconses pour des étrangers à l’univers Durasien. Toutefois, ce film, au-delà de parler de l’écrivaine, parle avant tout de passion dévorante, de cruauté. « Vous n’existez pas en dehors de moi » : le film parle d’amour puissant, ravageur, d’une relation vénéneuse et dévastatrice, il y a donc matière à cinéma. Y-a-t-il plus cinématographique que le motif de l’amour destructeur ? Ajoutons à cela un retournement total et brutal des thèses contemporaines de perversion des relations, de domination masculine dans des relations sentimentales, et vous avez un un film d’actualité par inversement. Cette histoire d’annihilation d’une partie d’un couple par l’autre partie, axée sur une domination féminine, donne une ampleur particulière, une nouvelle tonalité aux problématiques de pervers narcissiques, généralement (et à raison) attribuées au genre masculin. Cette thématique actualise de manière originale, décalée des problématiques contemporaines.
En bref : courez voir cette merveille de cinéma à la croisée des arts et des médiums !