Critique

6 raisons de regarder la série TAPIE 

C’était un projet biographique sur lequel cogitait Tristan Séguéla (oui, le fils de Jacques) depuis près d’une dizaine d’années maintenant. Deux ans après la mise en branle sérieuse de cette création Netflix et la mort de Bernard Tapie en octobre 2021, la plateforme a finalement diffusé mercredi 13 septembre les sept épisodes de la saison 1 qui, selon le réalisateur, devrait rester unique. Le choix de consacrer un biopic à un tel personnage était aussi controversé qu’attendu par beaucoup. La série était en effet guettée au tournant, notamment par la famille de l’homme d’affaires qui s’était opposée à l’élaboration de la moindre ébauche. Par curiosité, on a regardé cette adaptation libre (et parfois romancée) du businessman le plus célèbre de France de cette fin du XXe siècle, et on a trouvé 6 bonnes raisons de s’y pencher. 

1.    Un flashback très réussi dans une France des années fric 

Tapie, c’est plus qu’un biopic en série. C’est surtout l’occasion pour Tristan Séguéla de dépeindre une France qui n’existe plus aujourd’hui : celle des années 60, dont les ramifications se sont étendues jusqu’au cœur des années 90. Portrait à la fois politique, social, économique et culturel de l’époque, les couleurs brunâtres ou au contraire criardes se mêlent aux débuts de Michel Polnareff, aux permanentes des femmes et aux bleus de travail des hommes. Par une succession de détails appréciables (les œufs durs sur les comptoirs des bars, le Ricard à gogo, le plastique à foison et les bouteilles consignées), Séguéla nous replonge dans une période largement fantasmée, avec ses bons comme ses mauvais aspects. La reconstitution est complète et permet une immersion immédiate, tout en jouant avec le côté affectif des souvenirs de son public. La série est une porte à la nostalgie d’un certain passé qui se veut authentique et motivée par une connexion réelle à cette ère révolue. On pourrait presque se prendre à rêver de cette France sur la voie d’une américanisation évidente, promettant la fortune à qui aurait suffisamment de culot… quitte à jouer la carte de l’absence de moralité ou du mensonge « cool ». En clair : Tapie nous la rend émouvante, et parvient à rester loin de ses images d’Épinal trop revues.

Le bémol : Une vision qui risque fort d’apparaître comme trop lunaire ou distante pour les moins de vingt-cinq ans, en soulignant le décalage avec les plus jeunes générations pour lesquelles l’impact en sera amoindri.

 © Marie Genin/Netflix

2.    Un casting ultra-motivé et qui sonne juste

Si Bernard Tapie reste une figure charismatique, écrasante et à grand-peine imitable, Laurent Laffite est pourtant largement convaincant, tant pour sa ressemblance physique naturelle avec le personnage que par la gouaille qu’il lui emprunte. On se surprend à admirer une comparaison troublante au gré de certains plans émaillés de jeux d’ombres et de lumières, qui renforcent l’illusion. Néanmoins, c’est bien Joséphine Japy (qui incarne la compagne de l’homme d’affaires) qui parvient à voler la vedette une bonne partie du temps, à chacune de ses apparitions à l’écran. Déjà connue pour avoir interprété France Gall dans le biopic Cloclo de Florent-Emilio Siri, l’actrice conforte sa place talentueuse, capable de donner vie à une femme de l’ombre déterminante. Côté personnages secondaires, la série profite d’un Fabrice Luchini, glaçant et impitoyable, tout comme d’une Camille Chamoux quasiment méconnaissable dans le rôle d’assistante de Tapie : humaine et réservée. D’un Samuel Labarthe en François Mitterrand jusqu’à David Talbot dans la peau du magistrat Eric de Montgolfier, c’est un sans-faute côté acteurs, du début à la fin.

Le bémol : On regretterait presque que certains comédiens ne disposent pas d’un plus grand temps à l’écran.

3.    Un Tapie en demi-teinte : ni héros, ni salaud

Il y avait de quoi craindre un certain manichéisme dans le traitement de Bernard Tapie. Fascinant à bien des égards, le succès de ce fils d’ouvrier chauffagiste devenu magnat de la finance a tout du conte de fées qui pousse d’évidence à une vision subjective et trop romancée. Ce serait pourtant oublier le nombre faramineux de magouilles financières à la clef, que jamais Séguéla n’omet de rappeler au fil des épisodes. Une certaine nuance tend à contrebalancer en permanence les actions et décisions du personnage : tantôt présenté comme trop avide, généreux dans l’âme, mais contraint de parfois y renoncer au profit de la réussite dans ses affaires, rien n’apparaît comme trop simpliste. La série demeure clémente avec Tapie, le rendant sympathique tout en pointant douloureusement du doigt les contradictions d’un homme empêtré entre son idéologie progressiste et son désir absolu de faire fructifier son capital. Passé maître dans l’art de ringardiser tout le monde, il représente cette hypermodernité qui galope : ce capitalisme qui se raccroche à des valeurs prétendument justifiées et éthiques, mais que son propre modèle condamne à abandonner tôt ou tard. Force est de constater que le spectateur lui aussi se retrouve piégé par l’aura indéniable de l’homme d’affaires, dans une mise en abîme parfaite.

Le bémol : la volonté de créer une fiction plutôt que de coller complètement à la réalité, qui empêche d’aller creuser tout au fond de la personnalité et des problématiques soulevées par Bernard Tapie et son histoire chaotique.

© Marie Genin/Netflix 

4.    Une mise en scène qui se démarque de la plupart des fictions françaises

Comme toute production française de fiction, des ficelles parfois trop apparentes coupent rapidement court à la crédibilité de l’œuvre. Pourtant Séguéla évite là aussi le piège en proposant une mise en scène somme toute personnelle et efficace. Le rythme est soutenu, et aucun épisode ne laisse retomber la tension, ce grâce à des choix très réfléchis : ellipses, condensé, mouvements des caméras, etc. Le générique lui-même est à l’image de l’influence de son personnage et de ses égarements : à chaque itération, il prend un peu plus de place sur l’écran et grossit à vue d’œil. De même, l’homme s’empâte, au diapason de ses rêves qui ne cessent de prendre de l’envergure. Ces détails se retrouvent également dans les compositions d’Amine Bouhafa, qui octroie à Tapie une identité musicale quelquefois bancale, mais globalement réussie. En permettant à ses spectateurs de rentrer in medias res dans l’histoire, Séguéla s’offre un boulevard pour proposer un renouveau et une certaine fraîcheur qui donnent confiance et envie de voir d’autres séries du même acabit.

Le bémol : Un effet « too-much » qui peut parfois rendre les tribulations de Tapie un peu trop caricaturales.

5.    Des scènes marquantes et des dialogues qui claquent

C’est souvent le talon d’Achille des scénaristes français : transformant nombre de dialogues en une mélasse incompréhensible ou peu crédible, là où les répliques anglo-saxonnes s’illustrent en général par leur tranchant et leur efficacité. Tapie rehausse fort le niveau sur ce point, notamment par des échanges pertinents tant sur le fond que sur la forme. Les négociations entre des ouvriers et leur directeur arborent des effets de manche jouissifs et intelligents. Quand Vincent Lindon nous a habitués à des mines patibulaires sur fond de musique sinistre pour enfoncer le bouchon de la misère ouvrière (au point de lasser et de ne plus faire mouche), Séguéla préfère redonner un certain panache à ses protagonistes. Il propose l’une des meilleures conversations entre syndicat et patronat qui puissent avoir lieu, et prodigue « de la gueule » plutôt que de céder à la tentation du pathos. Les personnages se parlent franchement, parfois presque d’égal à égal sur un plan humain, avec à la clef une réelle implication du spectateur. Enfin, le duo Tapie-De Montgolfier offre en point d’orgue un échange intimiste de vingt-six minutes entre les deux acteurs, construit dans une gradation parfaitement gérée et à couper le souffle.

Le bémol : On aurait presque aimé voir certaines scènes aller plus loin, faire preuve d’une audace équivalente sur l’ensemble des épisodes.

© Marie Genin/Netflix

6.    Une petite leçon d’Histoire qui remet les points sur les i

Outre le parcours de Bernard Tapie, la série devient presque plus intéressante pour le décor de son époque que pour le personnage en lui-même. La comparaison avec la France d’aujourd’hui est on ne peut plus pertinente. Elle révèle déjà, cinquante ans plus tôt, cette faim, ce capitalisme insatiable qui a transformé le paysage économique du territoire. C’est le début de la société de consommation en plein essor, qui en réclame toujours plus. Cette France de l’abondance dont il ne semble plus rester grand-chose un demi-siècle plus tard. C’est l’avènement des délocalisations vers l’Asie, de l’effondrement progressif du monde ouvrier, du relâchement des mœurs dans ces années suivant les manifestations de mai 1968. Rapidement, la nostalgie s’efface au profit d’un regard acide ou amer sur l’évolution des pratiques financières cruelles, déjà en vogue en ces années-là. De même, la question de la gestion des banlieues et de leurs jeunesses désœuvrées, même sous un gouvernement socialiste, reste reléguée au dernier plan, au bénéfice de manipulations de communication qui n’ont pas pris une ride de nos jours. 

Le bémol : Le constat est on ne peut plus déprimant, reflétant l’inéluctabilité d’un système qui n’a visiblement toujours pas appris grand-chose de ses dérives.

Tapie conserve sa lucidité sur son personnage éponyme jusqu’au dernier épisode. Figure d’ovni compte tenu de ses contemporains dans le paysage de la fiction française, on souhaite à la série d’ouvrir la porte à davantage de projets aussi réussis et divertissants, tout comme à ses scénaristes de nous régaler encore plus à l’avenir.

 « Vous avez choisi les magouilles, la corruption, les bassesses. Vous auriez pu être un météore, et vous n’aurez été qu’une nébuleuse, monsieur Tapie. Vous avez vécu par l’image et vous périrez par l’image. »

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