Critique (5)

Les Feuilles Mortes – Que vivre leur soit désinvolte

Les Feuilles Mortes est assurément l’un des plus beaux films de 2023, car il apparaît d’abord comme un objet éminemment subtil et ténu, en comparaison aux autres mastodontes de la dernière Sélection officielle cannoise (Anatomie d’une chute, ou The zone of Interest sont de ceux-là) où le film fut présenté, et où il reçut le Prix du Jury. On s’encombre presque d’un résumé face aux Feuilles Mortes, tant la tension du film échappe à des instances scénaristiques évidentes : en Finlande, Ansa travaille dans un supermarché, vit seule, et rencontre Holappa, alcoolique taciturne aux phrasés cyniques de silence, officiant dans une usine comme ouvrier spécialisé. Il boit un peu trop, parce qu’il s’ennuie, et pare l’ennui en buvant, comme Ansa a faim et vole parce qu’elle a faim. Sainte-Beuve faisait une critique d’une œuvre selon une large étude biographique — exégèse. En ce sens, la critique française aime à s’embourber dans une analyse se dilatant autour de l’œuvre d’Aki Kaurismäki ; Les Feuilles Mortes peut aussi se prendre comme unicité cinématographique, sans explicitation de sa portée avec quelque politique des auteurs ; le film repose sur des leitmotivs magnifiques, quelques douceurs, des valeurs de déception et des silences où les palabres s’exposent avec grâce par leur parcimonie. La poésie des Feuilles Mortes réside sur un anachronisme : d’abord, un calendrier daté en 2024, et des bulletins relatant les massacres de Marioupol en Ukraine. Ces nouvelles-là étant tout à fait de notre temps malade s’écoutent sur un poste de radio ; ici se déploie l’anachronisme dans un ensemble d’usages d’objets perdus, où la matérialité technologique la plus récente enregistre tout de même quelque vétusté. 

© diaphana.fr

L’ensemble de la direction artistique s’applique à exposer des costumes qui pourrait être issu des années 80, avec des couleurs à l’apogée de leur coloration excitée : en somme, le cramoisi de la chemise d’un ouvrier tient aussi du bordeaux, et le bleu clair du manteau de la protagoniste, lui, est pâle d’univocité. Univocité qui grâce à la caméra n’est pas conformiste : ce sont des prolétaires, et les bourgeois aiment à considérer sans regarder ces derniers. Rien que le pigment ténu des vêtements portés peut avoir une apparence adéquate aux travailleurs ; pourtant, c’est une grâce solidaire qui émane du prolétariat silencieux ; et la grâce, c’est filmer quelques-uns des ouvriers habillés, coiffés de la même façon, puis chanter avec les mêmes tonalités que d’autres. Puis, affirmons-le, c’est un film où les cinéphiles se sentent bien : de la même manière qu’un spectateur qui aime Tarantino reconnaît les motifs tarantinesques dans un de ses films, le fan s’y sent bien, il le « regarde » mieux. Si le film rend dubitatif, il a néanmoins des dialogues relevant d’une forme de stichomythies, allégées par la réserve taciturne d’Holappa ; et des situations qui plaisent aux cinéphiles. Dans Les Feuilles Mortes, c’est une salle de cinéma qui rassemble les esseulés : on y voit des affiches de cinéma vraisemblables uniquement dans l’imprécision temporelle du film — parfois Godard et Truffaut, souvent Ozu, Bresson et des parangons du muet. Dans un autre anachronisme entre ces films de patrimoine mondial, les deux protagonistes vont voir The Dead don’t die (2019), film de zombie de Jarmush qu’un spectateur compare à un film de Bresson après la séance. On rit, naturellement, dans cet alliage de motifs improbables, mais toute analogie est bonne quand elle est un aphorisme, quand l’absence de réponse lui assure une considération du cinéphile ; on la désire, on l’aime, on l’assimile.

© diaphana.fr

Les Feuilles Mortes a la douceur des plus beaux films de la décennie, car il est si beau d’aimer avec lenteur, de patienter en ne comprenant rien, et de se taire parce qu’il faut agir. Qu’il est agréable que Les Feuilles Mortes soit aussi imprécis de beauté, sûrement car les déceptions s’exposent avec la même essence que le cinéma. La caméra épouse des changements, quelques luttes des classes, mais on s’en fiche. Ce sont des regards, où la cristallisation s’opère par paryponoian : où l’éthos de la rencontre amoureuse se déploie puis se réfute — un désir puis un manquement. Ansa arrive dans la nuit près d’un cinéma qu’elle et Holappa ont un peu fréquenté. Elle fait alors face à un cercle de mégots d’à peu près la largeur d’une personne : Holappa l’attendait, stoïque, depuis quelques heures devant le cinéma, et la patience l’éreinta probablement de sobriété ; il partit alors. Ce sont des instants où fumer est l’unique distraction. Ainsi, cette scène émeut par un effet dilatoire qui tombe à l’eau. Là où Holappa patiente avec véhémence contre sa désinvolture, il nous touche quand il disparaît ; car il laisse de par son habitude la plus mondialisée (la cigarette) une trace sans chemin vers son essence. Ansa ne connaît pas le nom de cet homme, ni son adresse, ni son numéro de téléphone. Ainsi, le départ de ce rustre émeut puissamment. C’est l’existence même de l’émotion au cinéma qui se joue ici : là où la présence s’esquisse en une matière dessinant un départ, lorsque les objets traduisent un mouvement, comme la caméra, fait du cinéma.

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