Critique (4)

Oppenheimer — l’avidité atomique

Il est vrai qu’il fût rarement observé dans l’historiette des réseaux sociaux, une telle promotion marketing pour un long-métrage, et en l’occurrence, élevée par un duel avec Barbie — duel dont vous savez déjà tout. De celui-ci nous ne dirons que peu de choses : car statistiques et rentes ne relèvent guère d’instances cinématographiques lorsqu’elles ne sont point diégétiques. Mais tenter de placer quelques aphorismes sur un film aussi fédérateur que Oppenheimer est un désir sensible ; ce serait confronter une forme d’écriture journalistique à une autre beaucoup plus implacable, celle d’Internet. L’aphorisme y est sans doute la figure de style la plus représentée, se déclinant d’un lexique argotique toujours nourri par de nouveaux mèmes, mais, pouvant autant s’exposer de manière solennelle. Notamment, pendant la promotion d’Oppenheimer, nous pouvions lire Paul Schrader affirmant «qu’Oppenheimer était le film le plus important du XXIème siècle». Donc, du cinéphile au spectateur peu assidu, capable d’exprimer un avis en quelques mots, et bien nous avons au final affaire à une ciné-sphère rare et peu convoquée. Celle-ci témoigne d’un adage incohérent entre ceux qui existent par passion, et ceux qui subsistent dans ces badinages par la culture de l’instant.

Oppenheimer mêle deux trajectoires premières — la première étant comme une source, la seconde son ruissellement. La source, en couleurs, c’est J. Robert Oppenheimer, interprété par Cillian Murphy, physicien théorique illustre de par ses travaux d’exportations de la mécanique quantique de l’Europe aux États-Unis, puis célèbre en qualité de directeur scientifique du Projet Manhattan. Son ruissellement, en noir et blanc, c’est Lewis Strauss, incarné par Robert Downey Jr., personnage témoignant d’une forte rancœur envers le protagoniste. Le montage enchâsse les temporalités, il faudrait en dépêtrer un résumé. Ces deux trajectoires sont toutes deux au début d’une audience : Oppenheimer, en 1954, est empêtré dans une audition sécuritaire, ce dernier étant soupçonné de liens avec le parti communiste et d’être un agent russe ; Lewis Strauss, en 1958, lui au sommet de sa carrière, est pressentie pour devenir ministre du Commerce, et un comité sénatorial examine ses dispositions.

Robert Oppenheimer (à droite) et Lewis Strauss (à gauche) lors de leur première rencontre © larevanchedufilm.com

Légende : Robert Oppenheimer (à droite) et Lewis Strauss (à gauche) lors de leur première rencontre. 

Structurellement, la première partie du film s’articule autour des visions sagaces de l’Univers qu’a Oppenheimer : des espèces d’oscillations, s’apparentant parfois à la perception de l’agitation microscopique, d’autres fois à l’harmonie de la matière organisée. Ce personnage joué par Murphy tient la posture spirituelle du visionnaire, successivement malhabile, autodidacte, charmant, puis reconnu. La névrose du protagoniste, c’est l’étendue de sa vision. Étant un des ardents défenseurs de la mécanique quantique, il lit notre essence, nos rides, notre crasse en ce qu’il y a de plus bas que l’atome, en une sorte d’ensemble de particules pulvérisables.

Les deux audits de Strauss et Oppenheimer respectivement en 1958 et 1954 s’entremêlent avec les souvenirs qu’ils dictent de leurs passés communs ; Los Alamos de 1941 à 1945, les études d’Oppenheimer avant la Seconde Guerre ou encore les débats à l’AEC, juste après. Et, ce qui va s’avérer fascinant sur la durée est on ne peut plus cinématographique, et ce par l’explication des deux cadres premiers du récit — source et ruissellement — qui sont bien peu définis. Dans une certaine mesure où le spectateur est acculé face à l’abondance de l’ensemble — personnages, dialogues, échelles — les deux décors de pièces d’auditions sont comme des notions fonctionnant par abstraction de leur propre concept. Une salle immense pour Strauss, et une petite pour Oppenheimer. Les personnages évoluent dedans, mais ces espaces ne subsistent que comme une moitié de signifiant — la représentation. L’autre moitié — leur teneur — nous parvient à peu près au bout de deux heures de visionnage ; entre les enchâssements narratifs et la large verbosité des échanges, la fin du film engendre un sentiment d’incertitude chez le spectateur quant à la nature de l’intrigue. La révélation dénouant la trame entretient des questionnements rappelant essentiellement les films à énigmes : qui est à l’origine de l’audit d’Oppenheimer, remettant en cause son habilité à défendre son pays ? Et, au même moment s’opère la conceptualisation du décor —  l’explication de sa teneur — et ce sans corrélation, mais par agglutination. Une agglutination violente accouplant le noir et blanc avec la couleur, les temporalités, mais aussi entre les échelles : la magnitude de la salle d’audit de Strauss et la petitesse de la pièce d’audit d’Oppenheimer, alternance entre gros plans sur des visages appliqués et l’immensité du désert… Si le procédé se répète ensuite au niveau des dénouements successifs de l’intrigue, il en garde néanmoins sa pertinence. Car Nolan emploie son montage à allier ce qu’il y a d’établi — un crime contre l’humanité, des personnalités célèbres — avec l’obstruction de ce qu’il y a parfois abscons dans les esprits immaculés des spectateurs, comme l’avidité ; en floutant les actes et les songes, en les rendant plus brumeux, le montage confronte une de ces peurs désormais rationnelles : l’appropriation d’un pouvoir abyssal.

Le style du biopic reste embusqué, sans s’imposer derrière l’empreinte de Nolan variant les strates temporelles et les espaces ; et s’il y a quelques justesses dans Oppenheimer, c’est en embrasant l’avidité des créateurs de la Bombe par un hors-champ : les massacres de Nagasaki et de Hiroshima ne sont guère montrés, ces villes meurtries ne subsistent que par le feu. Justement, les séquences témoignant du pouvoir le plus considérable sont celles où le hors-champ veut être bravé. Dans une de ces séquences-là, Oppenheimer délivre un discours satisfait de la réussite du largage de la bombe A à l’équipe de Los Alamos — euphorique, bien entendu. Le regard du grand chef se mute alors en une vision incandescente. Les visages joyeux deviennent des enveloppes étincelantes, et s’accouplant, elles se transforment en un brasier éclatant de blancheur. La lumière accule finalement l’ignition émanant des sujets d’Oppenheimer, la conflagration se suggère sans exposer la douleur de l’image : la douleur japonaise est infranchissable. C’est bien beau, mais nous ne révolutionnons rien en affirmant la violence incompréhensible de ce crime contre l’humanité — Nolan non plus, au demeurant. Il parvient néanmoins à user d’une certaine finesse sentencieuse. 

On peut bien être circonspect sur les entrelacements de narrations chez ce cinéaste, qui impliquent — particulièrement dans Interstellar — des personnages esquissés et des volontés poreuses camouflées par la prétendue virtuosité du récit. Oppenheimer répond d’ailleurs assez à cette tendance, notamment quant aux deux amours de sa vie qui ne restent que des silhouettes attachées à leurs poncifs névrosés, l’une alcoolique, l’autre en dépression. 

: Une des amantes d’Oppenheimer, interprétée par Florence Pugh © gqmagazine.fr

Oppenheimer, au profit d’une documentation étonnante sur l’insaisissabilité du protagoniste, relève moins du didactisme du biopic. En ce sens, ce qui est plaisant et légèrement cathartique dans le film s’opère au niveau de la caractérisation : elle délivre des sentiments divergents, oscillant entre la méfiance, la réhabilitation ou l’apathie chez le spectateur. De tous ces personnages, Nolan n’offre guère un verdict au dénouement. L’avidité et le militarisme sont ici les plus hautes instances du pouvoir dans le récit  ; il n’y a pas de morale, mais une dominante de dégoût, non pas face à la cruauté de l’acte génocidaire, mais par la crainte de ce pouvoir binaire. D’ailleurs, lorsqu’on est confronté à son expression, la déflagration, il ne s’agit que de l’essai du fonctionnement de la bombe A. Nolan y maîtrise avant tout sa mise en ordre dans cette scène-ci, de son montage à sa bande sonore. D’abord, il n’y a pas immédiatement d’explosion assourdissante, car celle-ci se déroule à plusieurs kilomètres du point d’écoute. Sa représentation est bien présente, mais elle est ponctuée par les inspirations et expirations de ses observateurs. La musique s’éteint quand le spectateur est confronté au feu. En somme, Nolan, grâce à un phénomène physique, époustoufle le spectateur en déchargeant la bande-son, en préférant aux gestes appliqués des violonistes l’irrégularité d’un mouvement de poitrine, la chaleur d’un souffle impressionné. 

Image promotionnelle du film, illustrant l’aspect démiurgique du personnage de Cillian Murphy © lexpress.fr

Nolan entretient avec finesse un équilibre entre un montage flegmatique de plans agressant la vue : une lumière blanche éclatante suite à la déflagration, et une bande sonore attentive à l’étonnante constance d’une respiration suggérant la gourmandise de quelques mâles effleurant par la pétarade ce qu’ils assimilent à un pouvoir divin. Nolan utilise un miroir ne s’attardant pas vraiment sur l’explosion, mais sur ses créateurs et son exécutant, par la moitié des moyens de l’Art cinématographique ; non pas par le ridicule habituel que s’attire le biopic classique qui induit morale en enfonçant des portes ouvertes.

Tenons-nous désormais à ce qu’il y ait de formellement contestable dans Oppenheimer. Les films de Nolan sont considérés comme un sommet du cinéma américain au XXIème siècle, parmi ces quelques cinéastes tape-à-l’œil et qui prospèrent — Aronofsky, Villeneuve, Luhrmann… Nolan en est probablement le plus célèbre. Et cet ensemble s’accroche à une tendance presque archaïque de réalisation qui atteint ici des cimes assommantes. Oppenheimer est en un aspect insoutenable, et ce n’est guère pictural, mais extradiégétique : maudite musique. Une sorte de partition fracassante aux cadences reculées jusqu’à l’épuisement d’une bande sonore déjà pesante par la nuée verbale. Et ce depuis toujours, un visionnage de ses films les plus récents, depuis Inception, ont une nette inclination pour ce qu’on pourrait considérer comme une boursouflure sonore. On viendrait à se repaître de l’idée selon laquelle Nolan douterait de ses rushes, de l’intensité même de ce qu’il filme, tant l’orchestration assourdit. S’il fallait personnifier la musique corrélée à cette tendance, la figure du prestidigitateur serait assez bien adéquate. La musique détourne l’attention du spectateur des plans et de la bande sonore pour contrefaire une forme bien quelconque — au cinéma en tout cas — d’intensité. Oppenheimer fait de l’outil musical une utilisation emphatique. Quant au reste, non pas qu’il paraisse nécessaire de retrancher à l’ensemble de la création cinématographique la musique extradiégétique, mais il existe peu d’exemples de superproduction faisant le contrepoint de ces abus. Il faudrait un cinéaste capable de restituer un beau film sous la forme d’un blockbuster ; et entendons par la chimère du « beau film » un de ceux qui délivrent une haute idée du cinéma. Car ceux qui ont une histoire touchante, des dialogues savoureux, ou des acteurs émouvants ne peuvent se guérir d’une surexploitation de moyens exogènes au cinéma, à l’image et au son — comme la musique. 

En conséquence de l’hypertrophie musicale étudiée plus haut, l’ensemble est assez rustre : l’attendue analogie avec Prométhée est promptement mise en évidence avec une mention écrite au début du film. D’autre part, il y a aussi les quelques visions plates se voulant avisées (particules), et un montage déstructuré, où la boursouflure musicale est utilisée pour lier en vain des plans et leurs époques ; ce à quoi il serait bon de rappeler le manque de sens harmonique chez Nolan au niveau des images. Dans ce même montage, il y a néanmoins quelques finesses, exemplairement dans les quelques scènes étudiées plus haut. Mais, tenons-nous loin de ces violents enthousiastes qui confirmaient en 2010 Inception comme le meilleur film de notre siècle juvénile. Un autre sommet fut atteint en 2013 où Interstellar fut lui tout autant adoubé avec les mêmes titres. Mais aussi important soit Paul Schrader et dangereusement absolue l’étendue d’Internet, il serait bien désuet de crucifier ou fustiger aussi vite œuvres d’art, propos politiques, ou accomplissements sociaux. Car Oppenheimer est caractéristique de l’état actuel des blockbusters : au cinéma, c’est celui qui a explosé tous les indicateurs, une bombe écrasant tout sur son passage ; contiguïté étonnante avec le sujet du film. Nolan fait de ces films que l’on édifie ou que l’on moque quant aux recettes engrangées, quant aux dépenses faites, quant à cette volonté d’étalage par l’apparat. Face au monde froid et aliéné dans lequel nous évoluons, un spectateur claustrophobe dans l’Ailleurs tangible où nous errons tous, trouve au cinéma un embryon d’explication à ses craintes hors des salles obscures. L’expression d’une certaine vanité américaine — et ses conséquences — semble plus flagrante au sortir de la salle, et ce n’est pas par un évident pouvoir de reconstitution historique, mais par la densité du montage ; dans un des genres cinématographiques où bien peu ont réussi à s’illustrer — Stavisky de Resnais, ou Mishima de Schrader, justement, en est un de ses rares représentants. Néanmoins, Nolan décèle, certes, avec beaucoup d’irrégularité, une réussite inattendue dans plusieurs scènes. Et nous le soulignons encore, car c’est assez notable pour un auteur qui semble tourner en rond sur les mêmes thèmes chers aux puissants : aller aux confins de l’univers dans Interstellar, aborder similairement l’accès à une des puissances les plus destructrices, dans Oppenheimer. Peu font exception, dans cette filmographie où le cinéaste entretient avec adoration, l’apogée d’une démesure totale.

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