Critique (3)

Ariaferma : aire immobile, temps stoppé

Ariaferma narre l’histoire d’une attente, d’un départ partagé à des destinations contraires. Dans une région reculée d’Italie, la prison de Mortana s’apprête à fermer ses portes, ses prisonniers et gardiens en transfert de peine ou en transfert de poste. Mais n’ayant plus de place ailleurs, une dizaine de détenus restent enfermés en attendant que la direction carcérale leur trouve un lieu de chute. Une poignée de gardiens reste donc à Mortana, après avoir fêté la veille leur départ de la prison avec feu de camp et bières, après une partie de chasse, et faisant leurs adieux affectés, camouflés sous les blagues viriles.

L’enceinte monumentale de la prison fictive montrée dans Ariaferma, Mortana. ©American Cosmograph

Scène présage de l’action qui suit, elle dénote du reste du film malgré sa notion de départ imminent car les aurevoirs sont déjà énoncés. Ceux-ci seront figés par la suite : la directrice de la prison convoque donc quelques-uns des gardiens, les Lieutenants, et leur annonce que certains des prisonniers resteront et que les geôliers devront continuer leur labeur jusqu’à ce qu’une prison de transfert soit trouvée. Une dizaine de prisonniers restent donc à Mortana, leurs gardiens aussi. Centralisé dans des cellules minuscules de l’aire d’accueil des nouveaux détenus, ceux-ci créent par eux-mêmes leur espace de jeu, leur faisant appliquer par transfiguration la mise en scène de Di Constanzo. Ils organisent leur décor, tout est vu à l’image. La proximité nouvelle des deux pôles de l’univers carcéral sera vue comme une opportunité certaine pour les prisonniers de prendre un certain pouvoir. Ce pouvoir est incarné par le personnage du Don Carmine LaGioia qui sera la figure de proue de plusieurs mutineries, permettant aux détenus d’atteindre un nouvel accès à une forme de liberté. 

Dernier repas sous la lueur d’un feu de camp. ©American Cosmograph

Néanmoins, Lagioia est en fin de peine, et que, bien que redouté, il ne veut pas faire de bêtises. Ne vous attendez point à un film sensationnaliste sur l’univers carcéral et la condition des détenus. Ici, une des importantes mutineries est celle de la grève de la faim. La nourriture distribuée semble inconvenante à l’hygiène de vie et le Don requiert l’accès au cuisine. Gaetano, le lieutenant chef, a un dessein bien plus déconcertant que son ennemi, Lagioia, dans la mesure où Gaétano lui concède énormément.

Une des premières mutineries, dans la cour de la prison. ©Ton-Cinema.ch

Une très belle ambition du film est cette constance des protagonistes à composer eux-mêmes leur décor, et dans un second temps de démontrer l’action par l’espace. Les premiers plans nous étalent une grande vallée rocailleuse de Sardaigne, où la prison est amoindrie dans cet espace dantesque, tel un fort perdu. Les personnages s’acculeront mutuellement tout au long du film. Après l’emprisonnement des détenus dans l’aile des nouveaux venus, le statut de gardien aussi ira dans dans ce mouvement de recroquevillement. Le contre-champ des chambres des gardiens, leurs lieux de vie, sont la transposition rangée et clinique d’une geôle. Le film joue sur ce recroquevillement de ses personnages, réduisant graduellement leur espace. L’étendue qui ne fait pas obstacle à leurs déplacements et mouvements se résume assez facilement dans, à l’origine, cette très vaste prison : le couloir qui mène à l’aile des détenus, les geôles de ceux-ci, la salle à manger des lieutenants et la chambre de Gaétano. Puis, lors de plusieurs promenades des prisonniers dans la cour, embryons de rébellions se forment. Par les couloirs, raccourcis entre ailes désaffectées et la cuisine, où Lagioia fera les plats des détenus, l’espace se reprend petit à petit, jusqu’à ce fameux anti-climax jouissif et savoureux.

Gaétano et Lagioia sous la belle photographie de Luca Bigazzi © Telerama

Gaetano et Lagioia sont interprétés par deux « monstres » du cinéma italien, respectivement Toni Servillo et Silvio Orlando, portant en premier lieu à contre-emploi leurs rôles habituels : Servillo est d’une étonnante justesse, loin de sa minauderie habituelle et Orlando prend des allures de chef mafieux. Et surtout, les deux par leur charisme de deux grands pontes rivaux portent la réflexion du cinéaste. Sans sensationnalisme impudique, le réalisateur fait gagner de la liberté à chacun de ces personnages dans l’enceinte, avec une fine réflexion presque cynique sur le monde carcéral.

Lagioia aux fourneaux sous le regard alerte et impassible du Lieutenant-chef © legrandaction.com

Plutôt que transposer le communautarisme de certains personnages à une insurrection et opposition entre détenus, Leonardo di Constanzo dévoile sans camouflage une galerie de personnages antinomiques comme le veut la prison, ce qui permet de relancer l’intrigue, comme l’arrivée d’un nouveau détenu immaculé dans la prison, aidant innocemment l’octogénaire pédophile détesté perdant ses moyens, ou encore une panne d’électricité, avec toujours en hors-champ cette crainte de l’évasion et de la révolte, ce à quoi la narration se refuse. La libération, « reprise en main de l’espace » par les protagonistes se permet par la surabondance de plans de l’aile des cellules, dépassant une volonté sociologique pour se rattacher à la fiction et réussir à inquiéter le lieutenant-chef d’une évasion, désorienté par l’espace qu’il reprend de lui-même dans ses allers et retours dans la prison. Le point de vue vacille, et prend une posture plutôt simpliste où gardiens et détenus devront cuisiner ensemble pour bien manger. Lorsque cette simplicité quitte son confort, elle amorce un dialogue révélateur dans un décor presque en friche mais verdoyant par sa lumière, et atteint des états de grâce lorsque ses personnages se déverrouillent.

Tous les cadres de l’histoire dans le panoptique de Mortana, affiche du film 2022 © filmdreams.net

Ariaferma a des allures très sobres, et est très séduisant quant à la distance qu’il prend avec son sujet, maintes fois traité au cinéma. La prison ferme par moments des portes à la narration, dans la mesure où le film peut avoir une forme hermétique par sa latence. Bien loin d’un quelconque raconteur, Leonardo di Constanzo change ses personnages d’espace, et trouve des allures gracieuses au dénouement du film. 

Comments are closed.