Le phénomène Dead to me vient tout juste de s’achever au bout de trois saisons (sortie en mai 2019, la dernière saison est diffusée depuis le 17 novembre en France). L’histoire s’inscrit dans le quotidien de Jen Harding, agente immobilière basée dans une petite ville côtière de Californie. Mère de famille et fraîchement veuve d’un mari renversé par un véhicule commettant par la suite un délit de fuite, elle compte bien retrouver l’identité du chauffard et ainsi espérer pouvoir faire son deuil.
Production Netflix inscrite dans le registre de la comédie dramatique, elle est l’œuvre de la très inspirée Liz Feldman, qui nous offre ici un divertissement coloré, drôle et largement à la hauteur des enjeux qu’elle prétend exposer. La série a par ailleurs remporté la Writers Guild of America Awards pour son épisode Pilot. Une récompense loin d’être volée, tant elle proposait déjà tout un faisceau de promesses honorées au fil de ses très nombreux rebondissements et revers de scénarios. Sans spoiler, c’est l’occasion de revenir sur la très grande qualité de Dead to me et des raisons légitimes de son petit triomphe outre-Atlantique.
Parce que le casting est au poil.
Il faut avant tout mentionner le trio d’acteurs principaux, qui à eux seuls portent sur leurs épaules le succès de la série. Christina Applegate (Friends, Les Visiteurs en Amérique, Mars Attacks!) revêt comme une seconde peau le personnage de Jen Harding et son deuil impossible, se réfugiant à la fois derrière une dignité de façade et une agressivité raide, grinçante et manifestement douloureuse. Crédible jusqu’au bout des ongles, elle ne contraste que d’autant mieux avec Linda Cardellini (Scooby-Doo, Avengers l’Ère d’Ultron, L’Ombre d’Emily, Green Book : sur les routes du Sud), incarnant Judy Hale et sa fraîcheur parfois maladroite, doublée d’un optimisme plus ou moins encombrant. Le duo féminin s’impose naturellement à l’écran avec toute la force de ses contradictions et l’alchimie entre les deux actrices fonctionne sans fausse note. Jen est acerbe quand Judy reste douce. Jen est haineuse et colérique quand Judy croit en l’amour, sous toutes ses formes. Jen se moule dans des blazers et autres jupes crayon, Judy illumine par ses robes pastel aux découpes « bohème chic ».
Dead to me, c’est avant tout l’histoire de l’amitié entre ces deux femmes brisées, au parcours jonché d’épreuves différentes mais toujours tournées autour d’une thématique commune : celle de la féminité brisée, malmenée et traumatisée. Cette amitié sera le fil rouge de la série, du premier au dernier épisode, au cours duquel une conclusion particulièrement émouvante lui rendra tous les hommages.
James Marsden complète le trio par une interprétation libre et décomplexée. Ses apparitions bienvenues confortent largement l’acteur dans le registre de la comédie, dans lequel il a plusieurs fois eu l’occasion de briller et de s’y faire remarquer (Il était une fois, 27 robes). On peut également compter sur un certain nombre de seconds rôles dont on ne peut bientôt plus se passer : tel que le regretté Edward Asner dans l’une de ses toutes dernières apparitions à l’écran, mais aussi Diana Maria Riva en enquêtrice intraitable mais humaine, Valerie Mahaffey en belle-mère insupportable, ou encore Dascha Polanco et Frances Conroy (American Horror Story). La galerie de protagonistes mêlant acteurs connus et moins connus s’articule parfaitement pour proposer des visages de tous âges, au jeu fulgurant ou lancinant, mais dont on ne se lasse jamais de contempler les pitreries ou les crises existentielles à l’écran.
Parce que Dead to me nous parle de deuil et nous en parle bien.
La question du deuil constitue elle aussi l’une des trames primordiales de la série. Le deuil des proches, le deuil de la vie que l’on a connue, le deuil du couple, le deuil du corps, de l’enfance, mais aussi celui des illusions… Rien n’échappe à la loupe de Liz Feldman, qui aborde ces sujets délicats avec une légèreté appréciable, sans aseptiser son sujet pour autant. La série se montre en effet frontale, et ce notamment dès le premier épisode de la saison 1. Via les perspectives de Jen, elle pointe du doigt l’attitude balourde de son cercle proche (famille, collègues, voisins), qui, malgré toute sa bonne volonté, fait plus de mal que de bien à la veuve ; quant à elle, non contente de tenir tête dans une sphère professionnelle hautement concurrentielle, elle doit assurer seule la tenue de ses finances, de sa maison ainsi que son rôle auprès de ses deux fils. Cette figure de mère-courage est aussitôt contrebalancée par la douleur de Jen, réduite à hurler son chagrin seule, dans un oreiller, sur la cuvette des WC.
Les questions de la vieillesse, du déclin physique, tout comme celles de la maladie, sont elles aussi omniprésentes, bien qu’à dose homéopathique et suffisamment bien gérées pour s’intégrer en une composante naturelle… telle que dans la vie elle-même. Dans Dead to me, on n’a pas peur de parler IRM, rayons et chimiothérapie, allant jusqu’à laisser la caméra s’attarder dans les chambres d’hôpitaux où se déroulent les traitements. Ce parti pris courageux donne du poids et du réalisme aux pérégrinations des personnages, et rappelle à ses spectateurs que même les mirages californiens ne pourront pas nous faire détourner le regard sur ce qui importe vraiment. Pour autant, Feldman ouvre un boulevard bienvenu au symbolisme, et nous invite surtout à croire en ce qui nous rassure : au paradis ou non, à la réincarnation ou pas. Elle semble d’autant plus inviter son public à trouver sa propre voie sur le chemin du deuil, à choisir comment honorer ses disparus, et surtout, nous rappelle perpétuellement le droit à se reconstruire en tant qu’individu. En parlant si souvent de la mort, Dead to me nous parle surtout de la vie, sur les traumatismes qui feront toujours partie intégrante de l’existence, et sur comment surmonter de telles épreuves, à savoir : par la parole et un entourage sensible et patient.
Parce que même les menteurs ont droit à la rédemption.
Le mensonge vient lui aussi s’ajouter en thématique centrale de la série, au même titre que l’amitié et le deuil. Rapidement, Dead to me se dédouane de tout positionnement moral définitif. Il laisse le choix à son spectateur de croire en la bonne foi de ceux qui sont amenés à mentir, parfois dans des contextes difficiles, pour ne pas dire impossibles. Le mensonge est partout. Les couples se mentent entre eux, fondant leur mariage sur des conventions et des préétablis vite démolis par les secrets révélés. Les enfants mentent à leurs parents sur leur véritable état d’esprit, par crainte du conflit ou de les décevoir. Les meilleurs amis se mentent entre eux par peur de perdre ou de blesser l’autre. Les collègues, les voisins, les policiers… tout le monde ment. Aux beaux principes s’oppose très souvent l’urgence de la situation, la faiblesse des sentiments, le doute des protagonistes. Autrement dit : “shit happens”. Le message est aussi clair que positif : l’amitié transcende tout, y compris les pires mensonges ou dissimulations. La bonne foi et la repentance sont les garants du pardon. De là à dire que ce qui ne se sait pas ne peut pas faire de mal, Dead to me frôle l’assertion sans l’imposer de façon péremptoire.
Les gens mentent, c’est un fait, et la série ne cesse de nous le rappeler, tout en cherchant à dédramatiser ce qui pourrait apparaître comme des contre-vérités inacceptables. Feldman pose toujours un regard très bienveillant sur les deux partis : ceux qui sont en quête de vérité, persuadés qu’elle sera capable de répondre à leurs questions, d’alléger leurs souffrances et les menteurs qui, à l’inverse, ont parfaitement conscience que prolonger le calvaire ne leur rendra pas service. Toutefois, la conclusion est sans appel : la vérité ne fait pas revenir les morts et n’aide certainement pas à surmonter l’épreuve que constitue leur absence. Ce point de vue percutant est lui aussi traité avec beaucoup de considération, et installé comme un pivot tour à tour tragique, puis comique, donnant tout son sel et son intérêt à la série.
Dead to me tire donc sa révérence au bout de trois saisons, une conclusion accélérée par l’état de santé de Christina Applegate, qui laisse l’actrice très affaiblie, mais tenant à inscrire un point de final honorable à la série. L’écho entre elle et son personnage est d’autant plus marquant. Il confère une impression de boucle bouclée digne et satisfaisante, qui n’est pas sans asseoir un peu plus Dead to me dans la position d’un divertissement bien mené, du début à la fin. Par ses allures de contes aux protagonistes bien installés dans leur rôle (Jen en sorcière qu’on adore aimer ou détester, Judy en petite fée brouillonne et spirituelle…), la morale de l’histoire est accessible à tous : il s’agit de célébrer la vie, quoi qu’il arrive, pour ses petits comme pour ses grands moments. La création de Liz Feldman ne démérite pas, baignant dans un format ludique qui sublime ses aspects les plus sombres et trouvant toujours le parfait équilibre entre fantaisie jouissive et profondeur troublante.