Critique

Armageddon Time, sublime nostalgie automnale

Ses deux dernières œuvres prenaient pour décor des lieux dantesques terrestres dans The Lost City of Z (2016), ou étendus et silencieux comme l’espace dans Ad Astra (2019). James Gray saisit dans Armageddon Time (présenté en sélection officielle à Cannes) ses souvenirs de jeune garçon d’origine juive, natif du Queens, pour dépeindre les désillusions américaines du milieu des années 80.

James Gray pour la projection d’Armageddon Time (2022) au Festival de Cannes
James Gray pour la projection d’Armageddon Time (2022) au Festival de Cannes ©IndieWire.com

Gray porte à l’écran un protagoniste paronyme, Paul Graff, alter ego menant une enfance paisible dans le Queens. Pour la rentrée dans ce nouveau collège, Gray tisse cette simple réminiscence de jeunesse de manière moins chatoyante et solaire que certains autres très bons représentants du cinéma américain actuel. Comme dans le dernier Paul Thomas Anderson Licorice Pizza ou encore Tarantino et son Once Upon a Time…in Hollywood, qui adhèrent à une certaine glorification d’ères révolues. Les souvenirs que Gray transfigure se situent dans une imagerie automnale, prenant la rentrée scolaire et ces aspects d’apogée estival comme matière de travail pour relater cet âge transitoire. À contrario de ses confrères Linklater (dans Apollo 10 et 1/2, dispo sur Netflix) et PTA, qui trouvent la grâce adolescente dans sa démesure. D’apparence atrophiée, voire diaphane, Armageddon Time tient une allure banale, avec un fond presque comme camouflé derrière une contenance simpliste de son récit semblant conter par distillation “l’école de la vie”. 

Contre toute attente, le film adule moins le Nouvel Hollywood même si le rôle du grand-père de Paul fut écrit pour Robert De Niro, visage incontournable de cette époque cinématographique qui a tant inspiré Gray. Finalement, il sera interprété par l’émouvant Anthony Hopkins.

Anthony Hopkins et Banks Repeta dans Armageddon Times
Anthony Hopkins, et Banks Repeta, jolie révélation, interprète de Paul ©ecranlarge.com

Le film ne se résume pas à la description d’une éducation juive dans les années 80. Il laisse passer par interstices de son scénario la question de confluence des populations américaines. Paul sera puni par son professeur, Mr Turkeltaub, dès le premier jour pour l’avoir caricaturé. Cela le mènera au piquet, mais aussi à la naissance d’une amitié avec Johnny, jeune garçon noir, bouc émissaire de l’adulte. Ainsi, l’idée d’inégalité germe dans le conscient de Paul, témoin des maltraitances que subit son ami. Il se rend compte que Johnny s’est accoutumé à payer pour les blagues et provocations de son professeur ou ses camarades, incluant celles de Paul. Ce dernier découvre alors les injustices, tandis qu’il se sent hors des volontés d’éducation de ses parents, leur préférant son humble grand-père (interprété donc par Anthony Hopkins). Il recevra finalement le même traitement que son frère, et rejoindra un établissement privé adoubé et dirigé par la famille Trump. Encore un exemple de fragments d’histoire américaine laissé dans les méandres de l’action. Pendant une rencontre organisée dans le collège, Paul voit Maryanne Trump Barry (sœur de l’ex-président américain) en pleine allocution transpirant l’idéologie méritocratique. Ainsi, Paul est blanchi et absous ici, n’ayant plus qu’à absorber le tri arbitraire de l’école dans lequel il évolue maintenant. C’est à travers la microségrégation que son protagoniste observe que Gray capture son souvenir, habité par le grand virage reaganien, décrété par la frangine de Donald.

Maryanne Barry Trump, interprétée par la glaçante Jessica Chastain
Maryanne Barry Trump, interprétée par la glaçante Jessica Chastain ©Twitter.com

Il est vraiment question de positionnement et de déplacements dans l’espace. Des plus insignifiants aux plus allégoriques, de la première sanction du professeur de Paul et Johnny, qui se retrouveront au piquet pendant que les élèves sont en cours de sport. Mais la césure symbolique et inéluctable de séparation sociale des deux copains n’est qu’invisible, elle aussi fantomatique dans leur imaginaire. Les deux gosses n’auront plus les mêmes trajectoires scolaires, ce qui dans la vie d’un enfant scinde profondément les rapports amicaux. Leurs dernières interactions se situeront hors du collège, engagées sous le signe d’une certaine utopie incarnée par la fascination pour la NASA de Paul et une commune ambition. Un mirage nébuleux, mais qui personnifie ici la beauté des débuts de l’adolescence. L’aisance du rêve puéril se conjugue aux moyens et à la débrouille des jeunes. Gray les filme courir dans Central Park, le sourire jusqu’aux oreilles, là où l’épanouissement de l’amitié naît, réminiscence infantile du jeu, allié à la nouveauté de l’interdit.

Paul et Johnny courant dans Central Park sous une sublime photo automnale
Paul et Johnny courant dans Central Park sous une sublime photo automnale ©francetvinfo.fr

La magnifique photographie du film dénote d’une certaine manière des quelques importants récents films d’auteur “nostalgiques” préalablement mentionnés. Elle est assurée par le grand Darius Khondji. D’ailleurs, ce n’est pas le premier long-métrage où Gray et Khondji collaborent, à savoir dans les précédents The Immigrant (en 2013), et The Lost City of Z (en 2016). Khondji est reconnu à l’unanimité pour utiliser la révélation graduelle dans Seven, mais ici, le film tient cette esthétique d’aboutissement estival lors de la rentrée scolaire, un assombrissement symbolique, en somme. La scène où les deux gosses se rapprochent est placée sous le signe d’un désir du dehors, un besoin de l’extérieur, juste avant que leur amitié s’esquisse : les deux sont exclus du groupe en cours de sport qu’ils voient à la fenêtre. Dernière lueur des beaux jours, puis progressive descente vers les tons ocre de l’automne, toujours avec ces interstices de faisceaux lumineux qui marquent leur parcours tel des phares dans l’obscurité du changement. Ce travail de la réminiscence passéiste tendant vers la mélancolie antinomique du souvenir estival est terriblement émouvant, et c’est dans ses fulgurances colorées que la nostalgie se ressent devant Armageddon Time. L’idée d’innocence de l’enfance n’est pas primordiale puisqu’un lot de responsabilités est incombé aux ados : Paul est grossier avec sa mère, les autres jeunes de l’école privée sont très racistes… 

Anne Hathaway, brillante de justesse dans le rôle de la mère de Paul
Anne Hathaway, brillante de justesse dans le rôle de la mère de Paul ©people.com

James Gray donne de la profondeur à son récit en ne projetant pas son histoire dans un manichéisme entre la toute parfaite ingénuité puérile, et les hormones destructrices de la puberté. L’enfance est donc peu idéalisée, mais est ponctuée (au même degré que la photographie) par interstices des spectres messagers de la morale (le grand-père), et, un acteur de l’injustice (Johnny). Une réminiscence fantomatique de Johnny nous apparaît lorsqu’il se réfugiera dans l’arrière-cour des Graff. Sortant de la pénombre comme une âme perdue, comme une ombre arrachée à l’imaginaire de Paul, et demeure une des plus belles visions du film. 

Gray évoque ce souvenir en interrogeant la mémoire collective dans ses premières réflexions, mais il s’agit véritablement de celle de Paul, donc par analogie de celle du réalisateur. On en retire un questionnement : comment l’inculcation de nouveaux mécanismes partiaux qu’on impose aux jeunes esprits s’oublie, et par similitude se concèdent ? L’amer du souvenir n’est point occulté, peut-être parce que l’âme d’un petit garçon n’a pu que l’omettre. Naviguant entre l’intime et un traumatisme politique commun, cette anti-tragédie semble totalement désorientée dans la pensée collective, là où Paul apprend l’injustice et l’inégalité. 

L’Armageddon est certes indissociable de l’apocalypse du Nouveau Testament, mais est surtout dans l’imaginaire collectif comme l’ultime confrontation entre le Bien et le Mal. Et dans Armageddon Time, James Gray ne nous apparaît point démiurgique à la fin de son récit, et dissout tout manichéisme manifeste. Comme vainqueur d’un lointain drame politique, s’interrogeant sur un certain effet papillon, Gray passe entre les lignes d’un affrontement entre une doctrine conservatrice et méritocratique, et la naissance d’une éthique insurgée face à l’iniquité, au profit d’une somme de souvenirs devenus indicibles, car inconscient d’eux-mêmes, tout ceci mimé par métonymie cinématographique des déplacements et éloignements de Paul et Johnny.

Affiche alternative du film
©cinemalegyptis.org

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