Plummer et Cullen

Petite leçon d’arnaque : L’argent de la banque (1978) de Daryl Duke

L’Extrême Cinéma, ce n’est pas qu’un prétexte pour grimer une Cinémathèque de noir pendant une semaine, être témoin de performance étrange dans les couloirs et l’occasion de se pinter la tronche à la sortie d’un obscur nanar entre geeks de la projection sur pellicule.. Bon, ça fait partie du charme du festival, mais l’Extrême Cinéma c’est avant tout une histoire de passion. Passion de pépites méconnues, introuvables à l’ère numérique, chéries par des amateurices  qui se battent pour les diffuser devant le public en salle. L’Argent de la banque de Daryl Duke, sorti en 1978, est une de ces raretés, qui se négocie à 50 euros en DVD, introuvable en streaming ; et qui mériterait pourtant d’être remis sur le devant de la scène.

La séance a été introduite par Nacho Cerda, cinéaste espagnol surtout connu pour sa trilogie de la mort diffusée en intégralité dans le cadre du festival. En plus de son travail de réalisateur, il amasse les pellicules de films des années 70 et 80. Sa collection compte à l’heure actuelle de plus de 2000 copies dans lesquelles il pioche allègrement pour faire redécouvrir des pépites oubliées au public de son cinéma barcelonais, le Phenomena. Il s’est prêté au même jeu sur invitation du festival en choisissant l’Argent de la banque qu’il décrit comme “un des thrillers les plus pervers qu’il m’ait été donné de voir”. Ambiance !

Qui est le chat, qui est la souris ?

L’Argent de la banque nous présente Miles Cullen, un monsieur Tout-le-Monde employé dans une banque, un peu maladroit socialement, préférant la compagnie des poissons à celle des humains. Pourtant derrière son masque de banalité se cache un esprit aiguisé qui flaire LE bon coup : il anticipe un braquage dans sa banque, lui permettant de subtiliser près de 50 000 dollars sur le dos du voleur. Mais lorsque celui-ci découvre qu’il n’a dérobé qu’une toute petite partie de ce magot, il traque Miles Cullen pour récupérer son butin. Démarre alors un jeu du chat et de la souris malsain… 

Miles avec un poisson exotique dans un sac, assis dans le métro
Miles Cullen, aquariophile soudainement richissime © IMDB

À son titre français un peu plat, l’Argent de la banque, on lui préfère l’original The Silent Partner. C’est en effet une sorte de partenariat tacite qui se met en place entre Cullen et le braqueur, Harry Reikle, qui s’entretiennent mutuellement dans un jeu de dupes. Cullen a l’occasion de dénoncer le malfrat, mais ne le fait pas, de peur de devoir rendre ses précieux 50 000 dollars. De même, Reikle peut à de nombreuses reprises réduire Cullen au silence définitivement, mais il préfère cultiver leur relation, y voyant l’opportunité d’un “partenariat” à long terme en répétant le processus sur d’autres casses. Mais les rôles s’inversent petit à petit, Cullen passe de victime passive dépassée par son geste à un acteur qui se révèle tout aussi malicieux que son bourreau. Et jusqu’aux derniers instants, nous ne savons pas qui aura le dessus sur l’autre, et qui sortira vainqueur de ce jeu infernal… 

Une écriture diaboliquement efficace

L’écriture est particulièrement brillante, entretenant le suspens jusqu’au bout. Les dialogues sont savoureux, oscillant entre humour ironique, considérations philosophiques sur le sens de la vie et banalités quotidiennes qui servent de couverture au personnage de Miles Cullen, qui doit s’efforcer de rester lisse jusqu’au bout de son plan. On sent les prémices du film d’arnaque populaire dans les années 2000 au milieu duquel un scénario si alambiqué mais finement mené n’aurait pas détonné. 

The Silent Partner repose beaucoup sur ses protagonistes, qui sont loin d’être plats. Miles Cullen est un personnage intéressant à suivre, complètement décalé des préoccupations de ses contemporains. Il est aussi brillant, drôle et sensible sous sa carapace un peu bourrine et premier degré. Il est transcendé par le frisson du danger et se révèle brillant dans la conception de ce plan opportuniste. L’antagoniste n’est pas en reste : Christopher Plummer, figure mythique des salles obscures, crève l’écran avec ses yeux bleus inquisiteurs. Un sourire sardonique en permanence au coin des lèvres, il campe un braqueur sadique et déterminé, intelligent, violent et glacial. Un vengeur impitoyable comme seul le cinéma sait en produire.

Reilke, au téléphone dans une cabine publique
Christopher Plummer campe Harry Reilke, le traqueur sans morale de l’Argent de la Banque © IMDB

Mais les personnages secondaires ne sont pas en reste, et en particulier les rôles féminins. Recul contemporain oblige, il est parfois difficile de ne pas grincer des dents face à des films aussi datés et leurs représentations poussiéreuses de la gent féminine. Que nenni ici : les femmes sont intelligentes, avec un esprit incisif et mordant, sûres d’elles et de leurs divers talents. Et lorsque scènes de nu il y a (hé, nous sommes dans un thriller, un peu d’érotisme ne fait jamais de mal !), elles sont toujours désamorcées par un humour décalé qui désacralise la séquence (Cullen qui, avant de faire des galipettes, s’inquiète du sort de ses petits poissons et va vite rebrancher la pompe du filtre à air…).

Elaine agenouillée
Celine Lomez incarne Elaine, la partenaire de Plummer qui finira par se retourner contre lui © IMDB

Susannah York campe une femme déterminée, collègue de Miles Cullen, sur qui ce dernier à des vues. Elle n’est pas dupe des jeux de l’amour et a du mal à comprendre les loufoqueries de Miles Cullen. Elle n’hésite pas à le rembarrer à plusieurs reprises, à s’affirmer avec véhémence et à faire preuve de beaucoup d’esprit face à ses étrangetés. Celine Lomez incarne le cliché d’une femme fatale, mais avec beaucoup de détachement et de recul. Elle est intelligente, indépendante, maligne, et même si elle sait utiliser ses charmes, ce n’est que pour mieux berner des hommes lambdas aveuglés par sa beauté : partenaire de Plummer, elle finira par le trahir pour rester aux côtés de Miles Cullen.

Alors oui, certaines choses ont bien mal vieilli. Les costumes sont délicieusement kitsch, la fin pas loin d’être transphobe et le rythme est parfois un peu long. De même que certaines séquences avec les poissons malmenés, qui paraissent un peu trop réalistes pour être des maquettes animées… 

On pourrait aussi reprocher à la mise en scène de Daryl Duke de manquer de relief, tant la manière de filmer est procédurale, efficace, mais assez impersonnelle. Mais l’Argent de la Banque mérite largement, plus de 40 ans après sa sortie, d’être redécouvert. Rarement un thriller n’aura atteint un tel niveau d’écriture, avec un scénario exemplaire et complexe. Les personnages, loin d’être des archétypes creux, portent le film et possèdent une vraie épaisseur qui fait souvent défaut aux productions du genre. En bref, un plaisir à ne pas bouder, une jolie pépite qui préfigure le ton entre thriller et comédie d’arnaque à la Ocean’s. Merci encore pour la découverte, l’Extrême Cinéma ! 

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