Critique (4)

Bones and All, chronique de la pudeur aux accents horrifiques

Luca Guadagnino continue de tracer son chemin singulier de cinéaste italien à Hollywood avec Bones and All. Il y joint deux pôles de sa filmographie : l’horreur dans Suspiria (2017), remake du grand Dario Argento, et les trajectoires adolescentes, bien mieux maîtrisées, dans We Are Who We Are et Call Me by Your Name. Ce dernier érigea Timothée Chalamet comme acteur d’un nouveau type de désir, comme interprète d’une nouvelle forme de virilité et de sensibilité.

Luca Guadagnino et Timothée Chalamet
Luca Guadagnino et Timothée Chalamet © Vogue.fr

De toute part, Chalamet est adulé, mais l’engouement pour cette nouvelle chronique, axée sur une symbolique carnassière de l’amour, synonyme des marginaux terrestres, peut engendrer la méfiance. D’ailleurs, toutes les cases sont cochées pour un succès prévisible qui en aurait inexorablement agacé certains : charme « chalamien », sensualité surfant sur l’imagerie de Call Me by Your Name, ou encore l’attention donnée aux paysages par Guadagnino faisant la soi-disant conscience critique de certains… Malgré tout circonspect au début du film, on ne peut négliger la volonté de grâce recherchée par Guadagnino qui a une méthodologie précise que l’on tentera de décrypter.

Guadagnino narre le parcours de Maren, 16 ans, au gré de ses tribulations et ses rencontres, peu après son abandon par le père de celle-ci. Le film se place donc dans la galerie de personnages et de paysages du cinéma de son auteur, tout en faisant la jonction avec un autre pan du cinéma de Guadagnino (l’horreur) par justement, l’indicible singularité de ses protagonistes. Ces derniers sont cannibales, des marginaux anthropophages se rapprochant et s’éloignant de la civilisation au gré de leur faim. 

Maren, personnage principal de Bones and All
Maren, personnage principal de Bones and All © Bloody-disgusting.com

Par son imagerie bankable alliée aux interprètes qu’il convoque, on pense à Bones and All comme à un film hollywoodien mainstream, voire conformiste. Pourtant il se lie à un certain cinéma indépendant étasunien proche de celui des années 2010, de par la distribution des seconds rôles : Chloë Sévigny (The Brown Bunny, Gummo, Queen and Slim, ou encore chez Jarmush) incarnant la mère de Maren, ici à deux doigts de l’apoplexie dans la gradation de son jeu, mais aussi l’inspiré David Gordon Green, réalisateur de l’enthousiasmant second  souffle des Halloweens. La forme de road-movie donne de l’importance à la prise de l’espace offert aux protagonistes par la voiture mais reste bien loin de l’intensité d’Hamaguchi (Drive my car, Contes du hasard, Senses…), car la zone observatrice du déferlement de leurs pulsions et des désirs cannibales est en dehors de celle-ci. 

Légendes :

Maren et Lee dans leur voiture, acteur incontestable du road-movie
Maren et Lee dans leur voiture, acteur incontestable du road-movie © Vogue.fr

Peu importe l’ardeur de l’action, celle-ci ne prend jamais le dessus sur les interprètes. Maren, jouée par Taylor Russell, est filmée avec une paradoxale tendresse. Paradoxale, car, la protagoniste est un personnage profondément ambivalent, coincé entre deux pans irréconciliables, comme le témoigne la scène révélatrice du cannibalisme de la jeune femme. Faisant le mur le temps d’une soirée chez des camarades de lycée, le dispositif filmique de cette séquence est le plus efficace du long-métrage. Maren et une amie sont allongées sous une table basse et discutent ; elles sont filmées avec une plongée totale : au premier plan, la vitrine du meuble sur laquelle sont posés des accessoires et produits de beauté, et au second plan, les deux adolescentes. Voici ces deux pôles, l’un auquel Maren aspire (au premier plan), et le second, rapport charnel devenant le miroir prémonitoire de l’abstraction déchaînée dans la suite de la scène. Cette plongée totale ressemble presque à un god’s eye utilisé à contre-emploi, puisqu’il est placé à quelques centimètres de leur visage avec un symbolique plafond de verre. Il peut donc être sous entendu l’imminence d’un regard divin potentiel sur le désir profond des protagonistes. Voici un autre paradoxe de la mise en scène, en plus de cette “douceur” de filmage : c’est ce procédé annonciateur d’une frontalité violente contredite tout le long du film. Quant au personnage de Lee, Guadagnino documente le fascinant charme de Chalamet, et sa nouvelle forme de virilité, entre une carence physique ultra-visible et un charme de diction et de regard plus conventionnel d’Hollywood, et néanmoins, cette constante anémie peut également se reposer dans le sujet. 

Maren et Lee en Floride, état spectateur de l’apogée de leur relation © Cineuropa.org

La naissance d’un désir inédit chez ces deux marginaux fait la force du film, mais celui-ci est sur le chemin du road-movie archi documenté et référencé par des productions antérieures, certes sans ajouter beaucoup de modernité au thème, parasité par un montage à la recherche d’un ensemble de paysage gracieux, mais qui saturera finalement dans une conversation interminable au coucher du soleil. Le montage pêche donc assez : Lee et Maren ne sauront trouver la finalité de leur affection de façon inexplicable. À trop donner d’espace et d’intimité à ses protagonistes, Guadagnino perd son point de vue, laissant aux portes de son cinéma pudique l’acmé de ses personnages et l’intérêt final de son long-métrage. Au public désireux d’un spectacle profondément violent, la force du film n’est pas là, mais plutôt dans la noirceur romantique qui lie Maren et Lee. Mais, celle-ci ne restera que bénigne pour avoir bel et bien une déficience sur le spectateur : on en retient un film avide de grands espaces où Guadagnino laisse errer des personnages désœuvrés qui, par l’infinie tendresse de leur créateur, ne deviendront que des pantins bienséants, écrits comme des litotes. 

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