Suspiria : le remake de Luca Guadagnino vaut-il le coup ?

Si je suis allée voir Suspiria en premier lieu, je vous avoue que ce n’est pas tant pour le film que pour la musique. C’était la première fois que Thom Yorke composait quelque chose spécialement pour un film, et en tant que fan inconditionnelle de son travail, j’avais déjà écouté la bande originale, et je voulais voir cela en images. Que ce soit dans ses expérimentations électro-acoustiques en solo, ou comme compositeur au sein du groupe Radiohead, il y a quelque chose d’un peu magique chez Yorke. Ses mélodies font l’effet d’envoûtements, et ses rythmes de transes, ce qui est tout indiqué pour un film qui parle de sorcières…

Thom Yorke – Has Ended, pour la BO de Suspiria 2018

L’histoire de Suspiria ne date pas d’hier : il s’agit à l’origine d’un film de Dario Argento sorti en 1977, dont la trame scénaristique est la suivante : Suzy, une jeune américaine, est admise dans une prestigieuse école de danse en Suisse. Les meurtres d’une de ses camarades, ainsi que du pianiste de l’académie, plongent Suzy dans un profond désarroi, elle qui sombre petit à petit dans des cauchemars inquiétants qui ne sont pas sans lien avec les murs de l’école, renfermant d’effroyables secrets…

Bande-annonce de la version originale par Dario Argento, avec la musique hypnotique du groupe Goblin

Un univers trop étendu

Si l’original est considéré comme un chef-d’œuvre, le remake de Luca Guadagnino a beaucoup divisé la critique. Le film est imparfait, et la séance de 2h30 aurait pu être raccourcie d’une bonne demi-heure. C’est bien dommage car ce remake comporte d’excellents éléments mais reste à l’état de patchwork dépareillé. C’est que Guadagnino, certainement inspiré par l’univers énigmatique de Dario Argento, a voulu l’élargir, peut-être à la recherche d’une œuvre plus complète et plus universelle. Il ajoute donc des dimensions politique et émotionnelle au film, peu explicitées dans la version originale. De l’émotion dans un film d’horreur, c’est une idée attrayante pour la novice en la matière que je suis. Malheureusement, en cherchant à être tout à la fois, le film peine à faire sens.

La bande-annonce de la version de Guadagnino

L’accent mis sur les corps

Malgré une trame scénaristique sans grandes surprises, on est loin des codes du film d’horreur classique. Ici, très peu de scènes d’épouvante, mais des scènes de souffrance physique, parfois gores, qui ont cela de surprenant qu’elles sont à la fois glaçantes et magnifiquement chorégraphiées. Tant dans Call Me By Your Name (2017) que dans Suspiria, il est indéniable que Guadagnino a un don pour filmer les corps. Les actrices, que l’on croirait habitées par de réels démons (Tilda Swinton, notamment), participent certainement à cela. Les séquences de torture comme de danse (qui sont toujours un peu les deux à la fois) sont à couper le souffle : il s’en dégage quelque chose d’à la fois viscéral et beau : à des kilomètres des ballets classiques, les danseuses s’abandonnent à des danses violentes, presque tribales, où les corps se tordent et se déchirent entre souffrance et libération.

© Amazon

Si Dario Argento abordait l’emprisonnement et la contrainte dans sa manière déstabilisante de filmer des espaces clos, tout en distorsions, Guadagnino le fait au travers des corps. La danse chez lui n’est plus un décor, elle devient le vecteur du fantastique et de l’horreur. Le rite de danse collective final, dans lequel les corps se plient, se libèrent et se transforment comme jamais, est certainement le plus beau moment du film. Il est d’autant plus exceptionnel qu’il ne figure pas dans le scénario original, et donne une lecture spirituelle au film que je trouve fascinante.

Un manque d’unité stylistique et scénaristique

Guadagnino a d’excellentes idées et sait les mettre en scène. C’est l’agencement général du film qui m’a perdue. Il multiplie les effets de style si bien qu’on fait plus attention au dispositif qu’à sa signification. La caméra semble se balader dans les scènes sans obéir à un point de vue, peut-être elle aussi envoûtée, dans des panoramiques et des travellings très étranges. Les images sont dynamisées de stroboscopes, surimpressions, zooms ultra rapides et d’un monochrome noir et rouge à la fin… Peut-être y a-t-il dans tout cela une volonté de reproduire un style seventies ?

Sous l’apparente linéarité du film (divisé en une ouverture, différents chapitres, et un épilogue) se cache une structure complètement disparate dont la pertinence se questionne. La trame principale est celle de Suzy Banner, la nouvelle recrue de l’école de danse qui va petit à petit tomber sous la coupe des sorcières de l’établissement. Mais il y a aussi une autre histoire imbriquée, celle d’un vieux psychiatre. Si ce personnage n’apparaît que quelques minutes dans la version originale, Guadagnino lui donne une place majeure. Il pourrait même être compris comme le personnage principal : en effet c’est lui le porteur de l’histoire, l’unique témoin impuissant d’évènements qui le dépassent et qu’il ne partagera jamais (c’est aussi le seul personnage masculin, et le plus passif, chose rare au cinéma). Cette lecture assez étonnante du film, qui fait de l’univers des sorcières un monde mythique, à la lisière du réel, est passionnante dans l’idée. Dans les faits, cela en alourdit considérablement la structure, qui s’encombre d’une nouvelle temporalité en s’attardant sur la vie de ce vieux monsieur, une vie sans lien pertinent avec l’histoire principale.

Le fameux psychiatre, le Dr Jozef Klemperer, inverse la perspective de l’histoire

Les ajouts de Guadagnino à l’univers original paraissent ainsi un peu forcés, à l’image de son choix de transposer le cadre de Dario Argento, relativement peu lié à un contexte historique ou politique (l’histoire se passe en Suisse…) dans le Berlin fracturé des années 1970. Des séquences radio et tv montrant la répression subie par les habitants ponctuent le film, en fil rouge, mais le lien avec le climat anxiogène de l’école de danse semble un peu artificiel.

Au final, la bande originale de Thom Yorke, à la fois envoûtante et glaçante, présente plus d’unité stylistique que le film. Ce manque de cohérence rend forcément mon avis indécis : le film a, chez moi, oscillé entre une impression d’artificialité et quelques moments d’une grande beauté, organiques, qui prennent littéralement aux tripes et qui restent (le rituel final, la « destruction » d’Olga, et toutes les danses en général). La musique ancre ces moments d’émotion pure, là où la bande son de 1977, par le groupe italien Goblin, nous transportait dans un état d’hypnose. Deux lectures bien différentes, mais toutes deux valables, d’un même univers…

L’école de danse vu par Guadagnino et Argento : délabrement austère ou palais des enfers

Le Suspiria d’Argento, plus efficace

Qu’en est-il de l’original, justement, dont j’ai parlé ça et là sans vraiment m’attarder dessus ? L’ayant vu après le Suspiria 2018, je l’ai évidemment mis en parallèle avec celui-ci. Il se trouve que la version 1977 est un peu l’antithèse de son remake : un film plus court, d’une plus grande sobriété tant stylistique que narrative qui constitue à la fois ses qualités et ses défauts. La trame est plus simple, plus conforme aux attentes d’un film d’horreur, et les personnages apparaissent moins explorés (comparaison avec le remake oblige), mais on a pas besoin d’en savoir trop : la force de cette version, c’est justement de quasiment tout suggérer. Les entrailles du manoir qui abritent le secret des sorcières restent des zones d’ombres que l’on ne peut combler qu’avec nos peurs et notre imaginaire. Si Guadagnino semble recycler des effets vintages, il y a chez Argento une inventivité esthétique indéniable. La scène de meurtre au début du film donne tout de suite le ton : le sang vermillon, le temps dilaté des coups de couteau et les poses théâtrales de la victime nous plongent comme dans un cauchemar grand-guignol, à la fois hypnotique et dégoûtant. 

Légende : les espaces distordus de Dario Argento

Pourquoi ce remake ?

Si l’original était de si bonne facture, quel est l’intérêt de le retravailler ? La seule explication que je vois est liée à ce qui est pour moi l’unique défaut de la version d’Argento : le manque de temps. En effet, avec une heure de film en moins, on reste un peu sur sa faim. Le film passe rapidement, et s’évapore plus vite une fois le visionnage terminé. C’est peut-être parce que j’accroche davantage aux émotions, et qu’elles étaient moins explicitées ici. Guadagnino a certainement été tenté d’insuffler à Suspiria ce que l’original ne faisait que suggérer. Malheureusement, sentiments et horreur s’accordent mal chez lui. Ce ne sont pourtant pas deux éléments incompatibles au cinéma : Sans Un Bruit, de Jon Krasinski (2018), sorti cet été justement sans faire trop de bruit, concilie avec brio le drame familial et l’horreur d’un monde post-apocalyptique où le moindre bruit vous tue. Les deux genres se nourrissent l’un l’autre avec une grande subtilité.

Si l’inspiration de Guadagnino est indéniable, ce nouveau Suspiria n’est donc pas à la hauteur de son prédécesseur. C’est le cas de beaucoup de remakes ou suites pourtant réalisés avec une grande précaution : à trop admirer un univers, parfois on s’égare…

Thom Yorke – Unmade, pour la BO de Suspiria 2018

Stella

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