Invitée d’honneur au 45ème festival du CinéMed à Montpellier, Yolande Zauberman est une réalisatrice active depuis la fin des années 80. Étant entrée dans le milieu du cinéma en devenant l’assistante d’Amos Gitaï, elle réalisa son premier film documentaire en 1987, puis navigua entre le documentaire et la fiction. Cet entretien est principalement centré autour de trois de ses plus grands films : Classified People, relatant l’amour d’un couple métis s’étant rencontré après les lois de l’apartheid en Afrique du Sud ; Would you have sex with an arab, où dans des bars la nuit en Israël, la réalisatrice demande la question-titre, et son inverse, “would you have sex with an Israeli Jew ?” ; et, pour finir, M où l’acteur Menahem Lang (vu dans Terre promise d’Amos Gitaï) retourne dans la ville de Bnei Brak en Israël, la ville à la plus forte concentration démographique de Juifs ultra-orthodoxes, où Menahem fut chantre, et où il a été abusé sexuellement.
Vous avez tourné vos documentaires aux quatre coins du monde : en Inde, en Afrique du Sud, en Israël… D’où venez-vous, Yolande Zauberman, et comment en êtes-vous arrivée au documentaire, et ce, qu’est ce qui vous a motivé à les tourner partout dans le monde ?
Et bien, je suis née à Paris. J’étais quelqu’un d’assez paralysé, d’assez autiste. Il n’y a que deux choses que je suis, et que j’aime à suivre : quand il y a des états de grâce, ou quand quelqu’un me demande très très très souvent quelque chose. En général, je craque au bout d’un moment et je dis oui. Par rapport à mon premier film, Classified People, que j’ai tourné en Afrique du Sud, j’avais juste vu des films sud-africains et je m’étais dit : « tiens, ce serait bien de faire un film à la frontière entre les Blancs et les Noirs ». J’en ai parlé à quelqu’un et ça a fait trainée de poudre, tout est venu vers moi alors que je balbutiais à peine l’idée. Je me suis retrouvée à aller en Afrique du Sud avec quelqu’un qu’on m’a conseillé, que je n’avais jamais rencontré et qui est devenu vraiment mon complice de tous les premiers films et sans qui je n’aurais jamais pu faire ce que j’ai fait. C’est assez étrange, parce que dans le documentaire il y a quelque chose de l’ordre de la magie qui se passe quand vous êtes au bon endroit. Les choses viennent vers vous de manière assez étonnante. C’est vraiment presque comme la langue d’Aladin. Moi je dis que quand on désire quelque chose, il faut presque pas en parler, ne pas le dire, comme en amour, pour que cela se passe. Et les choses arrivent, vraiment, assez fréquemment. Et je crois que c’est donc l’idée d’être droit dans ses bottes, qui crée ça. Quand j’ai fait ce premier film, c’était ça : je voulais donner l’idée à Amos Gitaï et être son assistante, mais sa chef-op m’a dit « mais enfin t’es folle, tu dois le faire, tu ne vas pas lui donner l’idée, c’est ton idée, moi je vais t’aider et tu feras le film ». Donc je l’ai fait, je suis parti. Et, juste avant que j’arrive en Afrique du Sud, ils ont fait passer cette loi qui disait que si vous étiez arrêté avec une caméra vous risquiez 16 ans de prison — naturellement, je n’en avais aucune envie. Je me suis dit que si je faisais venir une équipe française, on se ferait arrêter en 3 secondes. J’étais vraiment partagée, je me demandais ce qui était le plus risqué : le risque de la prison, ou le risque de faire n’importe quoi. Alors mon complice m’a dit : « c’est simple, fais un plan puis tu verras ». Je lui ai dit va boire trois-quatre nuits dans un bar pour Blancs et quand tu sentiras que c’est le moment, tu diras à des mecs : écoutez, ce que vous venez de me dire, ce geste que vous venez de faire, ce corps exhibé, venez, on va le filmer. Ça a été le plan de l’ivrogne contre le mur, parce que je faisais le pari qu’un délire éthylique ou psychiatrique disait la même chose que la loi nouvellement écrite. C’était mon pari, qui faisait suite d’ailleurs à un film que j’aimais beaucoup de Samuel Fuller (Schock Corridor, ndlr), dans l’idée de délire potentiellement symbolique. Dans ce film, il y a une scène dans un hôpital psychiatrique où un mec a une cagoule du Ku Klux Klan et est en plein délire raciste, et tout d’un coup il enlève la cagoule et c’est un Noir qui a été tellement tabassé qu’il se prend pour le fondateur du KKK. Voilà, un instant j’ai pensé à ça ; j’ai fait ce premier plan et je me suis dit : j’y vais. Je fais ce film.
Ça me fait penser à quelque chose que vous aviez dit aux Cahiers à propos du film « M » : cette idée que, quand vous posez la caméra, vous devenez invisible. C’est un peu ça, quand vous demandez à votre complice d’attendre le bon moment, de vous appeler, et à ce moment-là vous capturez ce plan de l’ivrogne naturellement.
Exactement, nettement, ce sont des processus qui se font très simplement : on a été devant un mur de briques, on a allumé les phares de la voiture et on lui a dit « vas-y, dis-moi ce que tu penses des Noirs ». Un jour, on m’a parlé de Robert et Doris (franc sujet du film ; conjugalité filmée avec intimité). J’allais chez eux de temps en temps, prendre un thé, parce que je les adorais… Le journaliste qui m’avait parlé d’eux m’avait dit : « il ne faut pas leur parler de leur histoire, c’est trop douloureux ». Et un jour, on a été dénoncé, dénoncé de filmer. C’était un 31 décembre, on a eu une espèce de course-poursuite, comme dans les films. Mon complice et moi étions dans une Austin, et quand les flics sont arrivés, on n’avait aucun matériel sur nous, heureusement. Certains assistants étaient dans une camionnette avec tous le matos, ils l’avaient emmené ailleurs. Et, à vrai dire à ce moment-là, tout le monde était déprimé de la descente des flics, de ce 31 décembre saboté, sauf moi. Moi, je leur disais, ne vous en faites pas : “quelque chose de mieux va se passer, quelque chose de mieux va se filmer”. Je ne savais pas quoi. En cette soirée, j’ai progressivement pensé à demander à Robert et Doris de les filmer, quoique l’on m’avait averti que c’était une peine qu’il ne fallait pas leur incomber. J’ai pensé à eux probablement parce qu’il s’agissait d’une nuit désespérée. Et ça a donné Classified People, cette trainée de poudre. Quand je filme, quand je tourne, il s’agit de processus latent, et tous ces processus sont naturels ; et ça a été vrai pour M (2019), ça a été vrai pour Would you have sex with an arab (2012), et c’est encore vrai pour le dernier que j’ai réalisé et qui sortira incessamment sous peu, La belle de Gaza.
J’aimerais établir une analogie entre Would you have sex with an arab et Chronique d’un Été de Jean Rouch et Edgar Morin (1960) — entre autres, pour satisfaire mon insatiabilité cinéphile (rires). Dans Would you (…), vous demandez aux gens dans la rue leur considération de relations extracommunautaires. Sur cette forme là de documentaire qui fonctionne autour d’une question, et qui s’étire autour de celle-ci, j’ai toujours pensé au “Êtes-vous heureux” de Chronique d’un Été, par l’embarras apparent qu’éprouve les personnes auxquels ces questions sont posées. Si un certain portrait théorico-sociologique est fait dans Chronique (…), il me semble que vous, bien que vous traitiez de sujets de sociétés en sous-texte éminemment importants, vous réfutez une mise en scène empesée, grave (conventionnelle, donc) en vertu d’une désinvolture de filmage qui rend votre montage libre, léger.
C’est-à-dire que quand vous filmez, vous sentez qui joue avec vous, et vous sentez qui ne joue pas avec vous — on coupe en cette occurrence. Même dans une foule. Pour Would you (…), je sentais bien de qui je pouvais m’approcher ; et jamais je n’ai autant compris les “acteurs”. La façon dont je posais la question allait faire qu’on me réponde ou pas, et à chaque fois, je me demandais si j’allais m’en prendre une ou pas. Et d’ailleurs, tout le monde m’a répondu. J’ai beaucoup aimé ce rapport à la vérité ; je ne crois pas que les gens m’ont menti, je crois qu’ils se posaient réellement la question qui fait le titre du film.
Cette authenticité que vous parvenez à atteindre chez les gens, vient-elle d’un amoindrissement conséquent du matériel de cinéma — dans le sens où vos modèles ne se sentent pas filmés — ou vient-elle d’une sorte d’aisance sociale proéminente, d’une aisance à demander l’embarras ?
Effectivement, la petite caméra est une instance de l’authenticité véritable que j’arrive à extraire des gens. Mais une autre instance dont vous n’êtes pas au courant, c’est le fait que je filme depuis mon intimité. Je crois que quand on filme les gens dans leur intimité, le point de vue et le point d’écoute de leur intimité, c’est la mienne. J’appelle les films comme Would you (…) mes films de famille. Je leur demande quelque chose, certes, mais cela se passe de cœur à cœur, et d’ailleurs si je ne me donne pas un peu, un peu de moi-même, on ne me prend pas au sérieux, déjà que je suis invisible !
Dans votre carrière, vous avez alterné entre documentaires et fiction. Ces derniers semblent moins récurrents, et comment êtes-vous arrivés à la fiction ? Fut-ce une nécessité ?
Et bien, la fiction, c’est ce que je ne parviens pas à faire en documentaire. Quand je peux donner un présent au film, quand je me pose une question et que je compte trouver sa résolution dans le monde, je passe par le documentaire… Quand je fais Moi Ivan, Toi Abraham, c’est suite à un rêve que j’ai fait, où je me dis que je viens de vivre une histoire de vie avant la mort, une histoire que je ne connais pas, et je vais la vivre en la filmant. Ce rêve me fait passer par la fiction. C’est là que se déroule la dichotomie. Ma façon de faire de la fiction, je ne l’ai trouvé que dans mon dernier film, un tout petit film. Je crois que ma manière, c’est le mélange de mes images à celle d’un chef opérateur. S’il n’y avait que moi, ce serait trop flou — bien que cela ne me dérange pas — et s’il n’y avait qu’un chef opérateur, ce serait trop propre, et ça m’ennuie : l’alliage des deux est merveilleux rend une opacité imprécise et géniale, et rend la scène plus belle — ce qui est une célébration de l’image.
Mais, est-ce que lorsque vous tournez en fiction, vous gardez quand même un attachement au réel ?
Oui, moi, mon rêve, c’est de tourner une fiction, de dire “coupez”, et que personne n’arrête. Et ça, c’est… mon prochain ! Un film qui s’appelle La main bleue, qui raconte l’histoire d’une boîte de nuit dans les années 80.
Vous citez Samuel Fuller, je conjecture que vous êtes assez cinéphile. En ce sens, je me rappelle d’un moment complètement lunaire dans M, lorsque Menahem va à la rencontre de l’un de ses anciens bourreaux, et que ce dernier ne subsiste qu’en étant une ombre fulgurante à sa fenêtre. Et à ce moment-là, vous dîtes “c’est dingue, c’est comme dans Psychose !”. Par ailleurs, M porte le patrimoine langien de M le Maudit dans son titre. Tous ses éléments me font demander quels sont les films qui vous ont portés, qui ont constitué votre appétence pour le cinéma ?
C’est en faisant du cinéma que je suis arrivé au cinéma. M le Maudit a toujours été un film qui m’a excessivement impressionnant que j’ai eu je ne sais combien de tentatives avant de le voir en entier : ce film me tétanisait. Dans M il y a l’ombre d’un certain expressionnisme, naturellement. Il faudrait que je revoie Chronique d’un Été, aussi pour vous affirmer cette inspiration. Mais je me suis un jour demandé à quoi ressemblaient mes films, et je n’ai pas trouvé. Surtout mes “films de famille”, justement. Dans M, il y a quand même une citation d’un plan d’un film antérieur, mais c’est tout, je crois. Certes, j’aime le cinéma, j’aime voir des films, mais les films que je fais ne font que citer, je ne fais pas un film en me référençant.
Justement, par rapport à M, il m’a semblé que c’était votre film où il y avait le plus de mise en scène. Si Would You (…) est un film où les noctambules sont apostrophés, la nuit devient proprement un sujet, un décor même dans M. En plus de ça, il y a les très gros plans sur le visage de Menahem, ses chants magnifiques, yodelisants… Ce sont des recours au pathos — corrélé avec le récit du film —- qui évoque une exhibition plus évidente de la mise en scène.
Exactement. Mais en même temps, le fait qu’il y ait une certaine économie de filmage dans Would you (…) n’empêche pas le recours à la mise en scène, bien qu’elle se veut diluée comme vous le dîtes — il y a une scène de danse sur Fever, par exemple, un baiser que j’ai quémandé à deux personnes qui crevaient d’envie de s’embrasser ; ce sont, si vous voulez, de la mise en scène plus évidente à voir, mais la mise en scène ce n’est pas seulement ça. Mais d’une certaine manière, Would you (…) était encore plus difficile à faire, car il fallait que les spectateurs ne se lassent pas de la question, de cette ritournelle… C’est aussi ça la mise en scène. Néanmoins, avec M, j’ai réalisé cette croyance que j’ai en le fait que le cadre est la plus haute instance de la mise en scène avec le son, plus encore que les éclairages. Et ce, que ce soit en documentaire ou en fiction.
Que pensez-vous des films de Ken Loach, ou des frères Dardenne par exemple, de ces cinéastes que l’on appelle “néo-naturalistes” ?
Il y a des films comme La promesse que j’aime assez, mais ce sont des films militants, et moi, je ne suis pas militante. Si je le suis, c’est par conséquence, et mes films visent bien, parce qu’ils ne sont pas datés d’un certain contexte, d’un certain propos ; je ne crois qu’en l’intime, à la particularité, je ne crois pas aux généralisations de ces réalisateurs.
Exactement, c’est ce vers quoi je voulais aller, c’est-à-dire que ce sont des cinéastes qui avant d’écrire quoi que ce soit, se nourrisse de présupposés sociologiques, certes, bienveillants, mais cet aspect militant, ce n’est pas du réalisme.
D’ailleurs, moi, j’adore le néo-réalisme. C’est plus sain, moins misérabiliste à mon sens, et il me semble que bien que ce soit de la fiction, c’est bien plus juste sur le réel.
Exactement, et la mise en scène n’est pas esclave du sujet : chez Loach, une caméra aux mouvements apoplexiques pour symboliser le train de vie dur, terrible des prolétaires. Chez Rossellini, c’est plus nuancé, moins figuratif. On parle de néo-naturalisme avec Loach, et cetera mais ça, ce sont des conjectures en perdition. On qualifiait Pialat de naturaliste en son temps, et là, on voit bien que la comparaison entre un grand cinéaste et trois bourgeois doués d’une caméra ne tient plus.
Il ne faut pas comparer ces cinéastes, peut-être qu’il ne faut simplement pas les figer dans un courant. Moi, j’adore Pialat, ce réalisateur est autre, tout simplement. Je me disais l’autre jour que Pialat, s’il existait encore aujourd’hui, serait accusé d’harcèlement violent sur ses acteurs, mais je crois que c’est un cinéaste justement naturaliste dans sa direction, qui, en sa déconsidération profonde de l’acteur, lui rend sa dignité. Il les rend réels.
Quand j’avais vu Police, et Passe ton bac d’abord de Pialat, j’avais vraiment été frappé par la justesse de ses acteurs, justement parce que Pialat semblait requérir l’amoindrissement de leur théâtralité. Est-ce que vous, cinéaste du réel et du particulier dans le réel, vous dirigez les gens que vous filmez ? Quand vous demandez à deux personnes de s’embrasser, n’est-ce pas de la direction ?
Vous savez, oui, je les dirige, je les dirige par le ton. Je les dirige par l’exemple : quand je veux qu’ils baissent, qu’ils ralentissent, je parle presque en murmurant. L’autre façon de diriger des gens dans le documentaire, c’est par le cadrage. Si je m’approche très près, si je vais très loin, je les dirige, en tout cas, j’espère quelque chose qui sera induit par ma façon d’être dans l’espace : voilà, je les dirige avec mon corps, et ma caméra en est une prolongation. Je les dirige par la façon dont je les entoure, et par le rythme avec lequel je leur parle.
Chaleureux remerciements à Luc Vautherot et Géraldine Laporte qui ont permis cet entretien ; remerciements d’une toute autre nature, plus légers et spontanés, à Ambre Dulieu pour l’aide à la retranscription ; et, merci beaucoup à Yolande Zauberman pour ses réponses intéressées, incarnés, vivaces, philosophées, fondées.