Critique(9)

Désapprendre à se taire : No Callarem – Un cant per la llibertat

Chaque année, Cinespaña se fait le porte-étendard de documentaires “coup de poing”, ancrés dans une actualité brûlante dont on ressort, rage au ventre, larmes aux yeux, avec l’envie d’agir. À notre humble niveau associatif, l’action peut être d’être un relai de ces créations et susciter l’envie auprès de nos lecteur-ices les plus curieux-ses. Après les exceptionnels Le Silence des Autres et Robin Bank, place à No Callarem, Un film per la Llibertat que nous avons eu la chance de découvrir en présence de la coréalisatrice Claudia Arribas. 

Claudia Arribas lors du festival. Crédit : Asso L’Écran

Trois rappeurs militants. Trois créateurs aux paroles engagées. Trois révoltés. Trois destins brisés quand, suite à des lyrics dénonçant un état totalitaire, le traitement de la Catalogne, les violences policières ou le passé fasciste du pays, l’État espagnol engage des poursuites à leur encontre. Des procès historiques aux peines extrêmement lourdes qui remettent la liberté d’expression en question dans une nation où la répression politique se durcit.

Bande-annonce du film No Callarem

Un exilé en Belgique, un créateur devenu invisible, un rappeur emprisonné : ces trois histoires croisées nous sont contées au travers d’interviews et forment le fil rouge narratif. Le point de vue adopté est volontairement pleinement du côté de Pablo Hasél, Valtònyc et Elgio : “ On voulait remettre de l’humain et de l’empathie dans le documentaire, montrer les conséquences réelles que les décisions politiques et judiciaires ont eues sur ces vies”, confie Claudia Arribas. Une manière de compenser aussi le traitement médiatique déplorable de l’affaire, totalement à charge envers les trois accusés présentés comme des délinquants en pleine apologie du terrorisme. La forme documentaire permet cette réaction en prise directe avec le réel. Le film s’inscrit en faux face à la tendance médiatique… Ce qui dessert — hélas ! — sa diffusion : à l’heure actuelle, même la télé catalane TV3, pourtant ouverte aux projets à contre-courant, a décliné l’opportunité de le retransmettre sur sa chaîne. Le documentaire continue donc sa tournée de festivals en espérant rencontrer son public — et surtout des distributeurs. Ce contre point de vue est néanmoins nécessaire pour prendre du recul face à cette affaire traitée de manière trop univoque. Lorsque l’on voit, concrètement, les quelques punchlines qui ont poussé ces trois rappeurs à être condamnés, l’on comprend bien vite que leur traitement a servi d’exemple pour conduire une génération complète d’artiste à s’autocensurer par peur de telles condamnations. 

S’il est bien sûr question de fond, avec cette censure injustifiée et révoltante qui place ces artistes en exemplarité d’une justice qui se veut intraitable (10 ans de prison ferme requis pour avoir critiqué la Couronne espagnole !…), la forme du documentaire n’est pas en reste. Entre provocation et hommage, de nombreux artistes sont amenés à reprendre face caméra les vers qui ont fait condamner les trois rappeurs. Ils créent leur propre “remix” de ces chansons censurées, entre humour, tristesse, rage et hommage dans des styles aussi divers que le rap, le trip hop, le punk ou le chant folklorique. “La question était d’adresser un message au gouvernement : est-ce que vous oseriez aussi nous condamner alors que nous utilisons les mêmes mots ? “, souligne Claudia Arribas, précisant également que toutes les chansons sont des créations originales pour le film documentaire. L’autre bonne idée est de faire intervenir des artistes féminines à de nombreuses reprises dans le film — notamment les placer en qualité d’intervieweuse. Les femmes sont souvent les oubliées de l’industrie musicale, leur donner la parole en soutien de leurs collègues condamnés est une belle manière de leur donner une présence. L’équipe du film s’efface ainsi en entier pour laisser place à un entre-soi artistique, musical et engagé.

Le collectif Carne Cruda est à l’origine du documentaire. Cette capsule est une excellente introduction à No Callarem


Le nouveau climat de défiance crée par ces décisions judiciaires historiques, en contradiction avec la législation européenne, forme une vague d’autocensure parmi les artistes. En 2019 l’Espagne est devenue le pays avec le plus d’artistes emprisonnés pour des motifs de censure. Un triste bilan qui n’empêche heureusement pas certaines voix de s’exprimer sous forme collective. No Callarem – Un cant por la llibertat s’ancre en effet dans une démarche globale avec un collectif militant, la création d’un festival et le soutien de dizaines de syndicats et collectifs artistiques. Un mode de militance active qui donne espoir et permet de dénoncer les dérives inquiétantes de cette censure rampante. Allez, osons un poncif : ce documentaire en devient, par conséquent, une œuvre au visionnage nécessaire.

Comments are closed.