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Abuela : Grand mère, comme vous avez des yeux inquiétants…

Paco Plaza est un grand nom du cinéma d’horreur espagnol. Popularisé par l’immense chef-d’œuvre REC, co-réalisé avec Jaume Balaguero, il continue depuis une carrière plus confidentielle. Et pourtant : chacune de ses réalisations est une claque, Abuela ne faisant pas exception. J’ai eu la chance de le découvrir en salles lors de Cinespaña, et vu le travail sur son ambiance visuelle il mérite largement d’être visionné sur grand écran. Mais pas de panique, il est disponible depuis peu en VOD, une bonne idée de visionnage pour la nuit d’Halloween à venir. On dit ça, on dit rien…

Abuela conte l’histoire de Susana, jeune mannequin espagnole qui poursuit sa carrière à Paris. Elle n’a pour seule famille que sa grand-mère, Pilar, restée à Madrid,  qui, quelques jours avant leur anniversaire commun, fait un grave malaise la rendant incapable de s’exprimer. Plus dur encore pour Susana : son aïeule ne la reconnaît plus et commence à développer des comportement étranges, lui rappelant de sombres souvenirs d’enfance bien enfouis dans sa mémoire…

Bande annonce du film Abuela

Vieillir : une malédiction ?

Abuela est une immense réussite du cinéma d’horreur. Le titre oriente déjà sur le sujet principal : abuela signifie grand-mère en espagnol. Paco Plaza y exploite la peur universelle du vieillissement, ses conséquences sur le corps ainsi que, de manière sous-jacente,  la peur de la mort. La vieillesse n’y est pas montrée comme une étape inéluctable de la vie mais comme un mauvais sort à conjurer. 

Abuela convoque dans son sillage des figures mythologiques fortes, de la quête de la jeunesse éternelle qui ponctue les contes et légendes jusqu’aux inspirations plus populaires avec la figure de la sorcière. Des personnalités de femmes jalouses de la juvénilité d’autres, comme la comtesse Bathory que l’on soupçonnait de sacrifier des vierges pour se baigner dans leur sang afin de préserver éternellement sa beauté, nourrissent aussi l’inquiétant personnage de la grand-mère, figure mystique qui se déshumanise au fur et à mesure du film. Abuela habite quelque part dans un imaginaire à la frontière de The Neon Demon pour les propos sur le monde du mannequinat et la jeunesse déjà fanée à 24 ans, Relic pour son travail sur la décrépitude de la mémoire et la perte de repères dans la vieillesse, et The VVitch pour l’exploitation de la thématique de la sorcellerie. 

Screenshot du film Abuela avec la grand mère dans le miroir
L’inquiétante grand-mère dans Abuela. Source : Allociné

La grand-mère se transfigure, du rassurant reflet d’une enfance chérie et douce à la figure inquiétante de la personne aimée qui devient une étrangère. Beaucoup de films sur la vieillesse parlent du sentiment de dépossession que vit la personne qui vieillit, étrangère à elle-même comme à ses proches, perdue au sein de ce qui est le plus intime et familier. C’est ce que traite l’immense The Father qui met brillamment en scène le drame qu’est Alzheimer. 

Abuela adopte le point de vue inverse, en se concentrant sur les conséquences de la vieillesse pour l’entourage : Susana ne reconnaît plus sa Pilar et se retrouve démunie dans une société qui n’est globalement pas prête pour le vieillissement et n’offre pas d’aides concrètes. L’enfant devient parent dans une inversion des rôles confuse. Susana est confrontée à la nudité, la fragilité de ce corps qui était celui d’une figure tutélaire rassurante de sa vie. Elle est confrontée aussi à la trivialité de l’anatomie défaillante, à sa grand-mère qui fait ses besoins sous elle et a besoin de porter des couches. On touche au tabou, à l’intime, aux choses sensibles que la société dans son entièreté a du mal à appréhender. 

Le film aborde tous ces sujets avec maîtrise et aurait tout aussi bien pu être un drame, si l’aïeule ne devenait pas l’allégorie mystifiée du rapport malsain à la quête de jeunesse de la société occidentale. Susana, naïve, rend visite à mère-grand, tire la chevillette et la bobinette, sans penser que le loup est sa grand-mère elle-même, prête à se repaître de sa jeunesse à la première occasion. 

L’élégance d’une réalisation sobre

La grande force des films de Paco Plaza est leur cohérence, la recherche d’un principe simple sur lequel vont s’articuler tous les enjeux du film. Abuela reste tout entier concentré sur ses propos autour de la vieillesse, de la confrontation des corps différents entre la robustesse svelte de Susana et le corps frêle et sec de sa grand mère, de la pression sociale hypocrite sur le vieillissement, auquel nous sommes à la fois tous confrontés mais dont on ne nous dit que du mal malgré son inéluctabilité pour tous·tes.. Ce besoin de cohésion, de sens permet au film de ne pas se perdre en conjectures hasardeuses, en sensationnalisme facile ou en intrigues superflues. Le cinéma de Paco Plaza pourrait être défini comme du bon classique, dans le sens où il ne révolutionne aucune formule mais il se concentre sur le fait de faire les choses à son niveau – et de les faire bien.

Screenshot de Susana dans le film Abuela
Le film est magnifique, plusieurs plans pourraient être des tableaux. Source : Allociné

Le réalisateur est aussi un maître de l’image. Ses films sont magnifiques, aussi bien dans leur recherche esthétique sur les décors, les costumes, les maquillages, que dans la composition et la mise en scène des espaces. Il est particulièrement bon pour réussir à susciter la peur. 

Paco Plaza, en jouant sur les ombres, les arrières plans flous, la pareidolie qui nait dans le noir, est un des maîtres du frisson moderne, qui arrive, avec peu de choses à susciter cette ambiance angoissante. À noter aussi : un design sonore somptueux. La musique est d’une rare pertinence. Avec son ambiance gentiment désuète qui évolue vers des plages bruitistes rythmées par l’affolement de coucous d’horloge, elle n’est pas sans rappeler l’incroyable travail de The Caretaker sur Eveywhere at the end of Time, illustration musicale de la sénilité.  Paco Plaza est un réalisateur qui travaille son ambiance plus que ses effets: point de jumpscares ou de monstres sordides dans son cinéma. Il choisit de cacher plus que de dévoiler, jouant sur la peur de l’inconnu : rarement les ombres et le noir n’auron été aussi effrayants… 

L’ost du film Abuela

Des actrices magistrales

Curieuse coïncidence : Almudena Amor, l’actrice principale d’Abuela, incarnant Susana, a été révélée dans le film El Buen Patron, lui aussi diffusé au festival Cinespaña. Un film primé par 6 Goyas, rien que ça ! Almudena Amor débute donc sa carrière à l’écran dans deux films excellents et se révèle particulièrement convaincante. Abuela repose presque entièrement sur ses épaules. 

Le film est un quasi huis clos dans l’appartement de la grand-mère à Madrid, offrant peu de moments de répits à l’extérieur. Et plus l’intrigue avance, moins de personnages et de lieux différents apparaissent à l’écran, augmentant d’autant plus la sensation d’urgence et d’angoisse quasi claustrophobique. Susana et Pilar sont donc seules la plupart du temps. Le film, évoluant ainsi autour de ces deux personnages principaux, laisse tout l’espace à la jeune actrice de dévoiler la qualité de son jeu. Sa présence crève l’écran dans un rôle pourtant difficile, exigeant autant d’un point de vue physique (les 15 dernières minutes ont dû être vraiment très dures à tourner) que d’un point de vue mental (Susana doit se montrer forte face à l’épreuve qu’est la perte d’autonomie de sa grand mère, tout en composant avec un passé traumatisant qui ressurgit, demandant énormément de scènes de cris, de pleurs, assez viscérales, où l’actrice doit mettre à nu ses émotions face à la caméra). Naturelle, charismatique, avec un regard captivant, Almudena Amor est une prochaine Grande du cinéma espagnol à n’en pas douter, si ses choix de carrière continuent à être aussi pertinents et intéressants que ses débuts. 

Susana et Pilar dans le lit du film Abuela
Almudena Amor et Vera Valdez, duo d’actrices exceptionnelles. Source : Allociné

Sa partenaire à l’écran, Vera Valdez, est une présence exceptionnelle. Mutique, elle n’a que son corps pour exprimer la détresse que ses mots ne peuvent plus dire. Mais qu’on ne la croie pas impotente pour autant : lorsqu’elle devient source de crainte, l’actrice a des regards glaciaux, froids, hypnotisants, qui la nimbent d’une aura captivante. Elle hante le film et incarne parfaitement cette figure mystique, ensorcelante, que doit posséder l’inquiétante grand-mère. Le choix du casting de Vera Valdez est d’autant plus pertinent qu’elle fût une grande mannequin brésilienne. Ce passé lui donne une “classe”, un charisme, mais offre aussi tout un discours méta sur le vieillissement dans le monde de la mode incarné par Susana, elle-même mannequin dans la diégèse, peu à peu mise sur la touche car, à 24 ans, elle est déjà jugée trop décrépie pour ce milieu. Vera Valdez joue de nombreuses scènes peu faciles avec brio: montrer la vieillesse, c’est aussi montrer le corps qui lâche, le manque de contrôle sur ses besoins, la nudité d’un corps qui faisait autrefois rêver mais aujourd’hui fragile, hors des standards de beauté. Choisir une grande mannequin pour parler d’un rapport plus brutal et direct au corps est un véritable coup de génie, nous rappelant que les images de fantasme sont toujours inéluctablement rattrapées par la réalité du temps qui court.

A l’heure où le cinéma d’horreur se dirige de plus en plus vers des films d’exploitation sans âme, il est bon que des réalisateur comme Paco Plaza nous rappellent toute la force de suggestion que possède le cinéma d’horreur, sans jumpscares abusifs ou récits alambiqués pour se donner une crédibilité. Abuela est une belle pépite du cinéma d’horreur, sans doute un des meilleurs du genre de cette année.

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