Critique(2)

HORIZON : American Requiem, ou 5 raisons de visionner le chef-d’œuvre incompris de Kevin Costner.  

Présenté au festival de Cannes 2024, puis en France le 3 juillet, Horizon est le dernier long-métrage de Kevin Costner. Western-fleuve aux allures de véritable fresque dédiée à l’histoire de la conquête de l’Ouest américain, ce projet aussi personnel que pharaonique et ambitieux pour l’acteur/réalisateur souffre du faible nombre d’entrées dans les salles obscures. Les premières rumeurs parlent même d’un éventuel arrêt total de cette saga, qui demeurerait alors inachevée. Une injustice d’autant plus désolante que la qualité du film dépasse largement toutes les espérances. Horizon est un film important, et voici cinq raisons de préserver ce type de création en voie d’extinction. 

1/ Parce que le projet est ovniesque et tranche avec le paysage cinématographique actuel (et ça fait du bien)

Horizon ne ressemble à aucun autre film sorti ces vingt dernières années. Plus qu’une bouffée d’air frais, Kevin Costner offre à ses spectateurs une véritable expérience, une immersion qui échappe totalement aux codes traditionnels. Exit les plans qui s’enchaînent trop vite, à la limite de l’épileptique. Ici, les scènes sont d’une longueur presque démesurée, voire ahurissante. Les limites du temps et de l’espace se confondent, semblent obéir davantage aux règles du théâtre qui permettent de s’ancrer au côté des personnages sans tomber dans un aspect figé et ennuyeux. Les protagonistes vivent sans hâte. Ils échangent, discutent, troquent, vendent, réfléchissent, se défient, construisent, célèbrent. Ils vivent, tout simplement. Les minutes s’égrènent et ne cherchent pas à répondre à une logique de producteur. La caméra se pose, dévide sa pellicule comme sans fin, nous rapproche de l’expérience de ces colons ici dans le Montana, là dans le Kansas, et ce jusqu’en Arizona. L’imprégnation des paysages américains est totale, sans chercher à en mettre plein la vue pour autant. Ils sont mis naturellement en exergue par leur gigantisme, et bénéficient de la mise en lumière élégante de Costner, dont la voix de réalisateur s’exprime ainsi avec une autorité naturelle, mais une sobriété et une élégance perpétuelles. À ce stade, il est presque quasiment légitime de parler d’une masterclass, d’une véritable leçon de montage et de composition. Le western moderne ne donne pas souvent à voir certains éléments pourtant incontournables, à l’image des convois serpentant sur des pistes hostiles. Plutôt que de tomber dans la facilité, ici, on s’attarde sur ce qui relève presque de l’anecdote, du détail qui n’est pas toujours retenu dans les fictions traditionnelles. On se surprend même à relever certaines trames empruntant au documentaire, sans jamais se sentir encombré par une exposition trop lourde, qui pourrait faire sortir du cadre. 

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2/ Parce que malgré le risque, le pari plus qu’audacieux est non seulement réussi, mais fait montre d’un respect total envers son sujet

Le thème du film, à savoir la conquête de l’Ouest, provoque aujourd’hui des conversations houleuses, dans une société de plus en plus tranchée. Elle oppose les conservateurs nostalgiques et passéistes, et les voix qui revendiquent en permanence le devoir de mémoire envers les populations natives victimes des massacres et de l’invasion de leurs territoires. Entre ces deux partis, Costner vient apporter une nuance importante, et impose par-dessus tout le récit de l’Histoire sans y apposer la moindre morale. Les premiers mots prononcés par des personnages dans Horizon sont bel et bien des jeunes autochtones d’une tribu Apache (et ce dans leur langue traditionnelle, systématiquement). Par ce symbole délicat, le ton est aussitôt donné. Il ne s’agit pas de nier la violence qui a jalonné l’arrivée des colons. Il s’agit de montrer cette violence, mais aussi d’en parler sans détours, de déplorer les pertes, quel que soit le camp victime. Costner évoque tous ces points de vue, toutes ces vérités sans prétendre en incarner une en particulier. Il ne fait pas de son film un brûlot polémique ou politique, et pourtant, le visionnage de son œuvre est une leçon à lui seul, tant il vient balayer les arguments inutiles pour en revenir à l’essentiel : tout empire se fonde immanquablement dans le sang. Les visions des personnages, aussi nombreuses que complexes, ne noircissent ni n’angélisent personne. Personne n’est épargné dans le déroulé implacable de ces tableaux épars dans le Nouveau Continent, et on verrait difficilement comment pointer du doigt une maladresse ou une insulte potentielles tout au long du récit. Jamais on ne s’abaisse à distribuer les bons points de moralité, ni à surenchérir, sur-expliciter ce qui apparaît déjà à l’écran. Mieux encore, en posant sa caméra quelques années avant la Guerre de Sécession, Costner fait le choix d’évoquer la mentalité de l’époque, de recontextualiser en profondeur, de révéler les premières alertes qui mèneront les hommes du Sud comme du Nord au combat, ainsi que les notions de politique qui échappent à bon nombre de colons venus trouver un endroit où s’installer. Il n’y a pas de hiérarchie, chez aucun des personnages qui vont et viennent. Ce parti pris horizontal reste définitivement l’un des points forts du film. 

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3/ Parce que le film ne prend pas son public pour des abrutis (et ça aussi ça fait du bien)

L’histoire d’Horizon ne se donne pas facilement, à l’image des épisodes qu’il dépeint. Les scènes qui défilent sont comme autant de tableaux laissés à l’appréciation des spectateurs qui sauront apprécier des conversations ciselées, des moments de pause bienvenus, et même quelques longueurs qui invitent à la réflexion sur l’instant, et non pas seulement au sortir du cinéma. Les pensées et les idées affluent, et obligent à prendre du recul plutôt que de se concentrer uniquement sur les émotions brutes et pré-mâchées que la plupart des blockbusters se contentent de servir aujourd’hui. Les répliques échappent également aux lignes d’ordinaire désagréablement prévisibles qui émaillent là encore une bonne partie des longs-métrages proposés à la diffusion. Costner tend la main à un public avide d’autre chose, le confronte à de la nouveauté, à une autre manière d’analyser les images sous ses yeux. Il s’agit de sortir d’une logique manichéenne. Les colons sont coupables d’exactions qui ne sont jamais passées sous silence, tout comme certains Indiens ont préféré la barbarie à l’échange, avant même que les hostilités soient clairement de mise. Des chefs indiens prédisent avec sagesse le triste avenir qui attend les tribus, tandis que certains Européens font preuve de morale, de courage, de bienveillance. Les Apaches sont parfois filmés comme des anges de la mort possédés par une envie de vengeance contagieuse et qui parvient pourtant à les rendre beaux, en dépit de leurs mains tachées de sang. La bravoure des hommes et femmes peinant à conduire leurs wagons dans les convois est tout aussi émouvante, lorsqu’on songe aux difficultés et aux dangers du voyage, pour des populations en quête de fortune et fuyant souvent la misère, la pauvreté et les persécutions. C’est tout simplement l’Histoire du monde, ou du moins une partie, que Costner dépose humblement aux pieds de ses spectateurs attentifs. Il ne les infantilise pas, ne tente pas d’orienter ni de diriger leur opinion, et propose une œuvre naturaliste rafraîchissante en ce sens. 

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4/ Parce que Costner révèle avec brio une maîtrise de l’émotion et d’un sens du tragique grandioses 

Si les détracteurs du film peuvent lui reprocher sa lenteur parfois épuisante, les scènes d’action étonnent par leur justesse et par leur gradation en matière d’enjeux. Rarement une attaque d’Indiens aura été aussi éprouvante dans le monde du western. De véritables moments d’épouvante apparaissent pendant le visionnage, et rien n’est épargné : ni les coups de haches ou de tomahawks, ni les scalps, et ce dans les deux camps. La violence omniprésente ne tombe jamais dans une gratuité dérangeante, tout en secouant pourtant profondément le spectateur au fond de son siège. On est remué, bouleversé, porté par des émotions qui se font de plus en plus rares dans les salles obscures. Le casting d’acteurs tous plus impeccables les uns que les autres semble lui-même habité par les costumes taillés à leur mesure de ces personnages tour à tour bourreaux ou martyrs des bains de sang passés, présents ou à venir. Le jeu des enfants est quant à lui suffisamment remarquable pour être souligné, et témoigne d’une direction irréprochable de la part de l’équipe de réalisation. Mention spéciale au jeune Hayes Costner (fils du réalisateur) et du plus jeune encore Etienne Kellici, dont les performances intenses et presque perturbantes promettent une carrière que l’on a plus que hâte de déguster. Les souffrances animales comme humaines, la fatalité et la mort sont exhibées sans jamais d’emphase embarrassante. Une certaine sensualité se dégage paradoxalement de l’ensemble ; parfois prévisible, parfois non. Dans les deux cas, elle apporte une véritable touche de crédibilité, transformant ces personnages en véritables êtres de chair et de vie, plutôt que de se cantonner à des marionnettes parlantes, même interprétées par des comédiens investis. 

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5/ Parce qu’Horizon est un véritable film d’auteur dans un registre qui ne s’y prête pas vraiment. 

Le western a beau subsister à Hollywood et survivre au temps qui passe, force est de constater que son âge d’or appartient au passé. Les derniers producteurs qui s’y risquent se confrontent même parfois à des scandales imprévus et qui éclaboussent la diffusion comme la réussite de leurs oeuvres. À l’image du péplum revenu dans les bonnes grâces des spectateurs au début des années 2000 avec le fantastique Gladiator (dont la suite s’apparente à un gag de très mauvais goût), Costner réussit l’exploit d’accomplir un grand écart entre le respect indéniable des piliers et des codes du western tout en y intégrant des éléments relevant d’un film d’auteur pensé et abouti depuis une dizaine d’années maintenant. Tout réside dans l’ambiance soignée, dans cette galerie de personnages léchée, et échappant d’autant plus à la doxa par son discours mesuré. Il s’agit là d’un exercice de style périlleux, mais inédit, et dont la fraîcheur donne envie de reconsidérer la thématique de la conquête de l’Ouest, souvent considérée comme éculée, ou vite ringardisée. Bone Tomahawk a beau avoir réussi à se frayer une petite réputation chez les amateurs d’horreur comme de grands espaces, il reste un travail de titan à accomplir, que Costner semble s’être fait un devoir de débroussailler, à grands renforts de virtuosité. En outre, au-delà du grand spectacle et de la palette graphique merveilleuse rendant hommage aux saisons hivernales comme aux étés étouffants, le métrage produit un discours important, telle une musique de fond, et propose en toute discrétion des parallèles intéressants en matière d’immigration, un sujet plus actuel que jamais. Il s’attache aussi à dénoncer l’illusion du rêve américain sur prospectus, toujours présent dans les mémoires. Le réalisateur a encore des choses à dire, à exprimer à l’encontre des voix habituelles, s’inscrivant presque dans la tradition du très contesté Mel Gibson. On discerne d’ailleurs certains hommages à son Apocalypto, lui aussi parfois difficile à saisir, mais dont le visionnage se terminait finalement par une intense satisfaction, et un traitement de l’émotion presque aussi pur que dans Horizon. Nageant à contre-courant de notre Hollywood contemporain, il devient de plus en plus rare de pouvoir contempler une œuvre aussi assumée, revendiquant une approche moins hystérique et plus contemplative de ces chapitres d’autrefois. 

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Il y a toujours quelque chose à tirer d’un western. Qu’il s’agisse de la réflexion portée sur l’Homme et son rapport à la nature, sa relation à ce qu’il considère être un ennemi héréditaire, un intrus ou un envahisseur, de la violence généralisée, de l’esprit de conquête et de découverte… Horizon ouvre la porte au rêve, à la pensée, à l’imaginaire comme aux pages jaunies des bouquins que bien peu d’Européens ont ouverts, et pour cause ; ce n’est pas vraiment notre Histoire. Le film s’offre le luxe de dispenser sa douceur comme sa rugosité à parts égales. Le manque de promotion retentissant, le thème difficile d’accès pour les non-Américains et polémique pour les Américains eux-mêmes, condamnent malheureusement Kévin Costner à voir son rêve tué brutalement dans l’œuf. Si c’était le cas, Horizon apparaîtrait alors plus que jamais comme un requiem, le dernier chant du cygne non seulement d’une voix importante du cinéma et du monde de la fiction, mais aussi celui d’une forme d’art qui se meurt, au profit de productions de moins en moins ambitieuses ; en clair, médiocres. 

Horizon est un film important, et ce à bien des égards. Dommage que l’appât du gain des producteurs hollywoodiens finisse (presque) toujours par prévaloir. 

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