Critique (2)

Le Pupille — Œil obturateur

Dans Le Pupille, l’œil est un obturateur : l’œil est unique et n’a pas son voisin qui permet de parler d’yeux ; alors le récit commence lorsque aux fenêtres les volets s’écarquillent. Au début, la lecture d’une lettre. Un groupe de jeunes filles se concentre autour d’une enveloppe. Puis elles se rangent, et s’en vont. Un cut, et un regard face-caméra, l’histoire commence. Alors en plusieurs regards hagards, espiègles, louchants, ou polis, s’inocule dans les pupilles de saintes orphelines l’existence d’un visage.

Le Pupille a l’allure modeste de la charité du conte de Noël, l’austérité d’un pensionnat, les moqueries agréablement infantiles entre les fillettes ; et en tout cela deux pommettes pleines, des yeux bleus fuyants et plaintifs, le visage d’une jeune fille : Sefarina. Une nuit messianique d’un 25 décembre où une généreuse bourgeoise intéressée (Valeria Bruni Tedeschi) fait offrande d’un gâteau au rouge carmin aux fillettes, plein de crème et de chocolat. La messie est donc ici celle qui importe le faste dans le quotidien des orphelines, toutes emmurées dans ce pensionnat. C’est un théâtre glacial, commun confessionnal, où les bêtises des fillettes mutent en l’apparition du malin pour la Mère Supérieure (Alba Rohrwacher) qui les encadre. Dans ce décor moyenâgeux, le gâteau devient un objet de désir exceptionnel de pigmentation. Les pensionnaires butinent du regard ce lointain festin, comme le garçon d’Il était une fois en Amérique décompose du regard et dévore finalement la pâtisserie qu’il destinait à une fille.

Le Pupille fourmille ainsi : c’est une lettre lue, la faim et l’ennui de quelques orphelines au temps du fascisme et du Duce — et enfin, la transgression. Le festin dérisoire advient, puis, l’immense gâteau. La Mère Supérieure a le dessein d’en faire offrande à un évêque et propose aux bonnes chrétiennes de l’abandonner. Toutes l’acceptent ; Serafina refuse : on lui en apporte une part, qu’elle décline, et qu’elle donne au chien. Puis, le gâteau est donné à des ramoneurs. Un ramoneur écrase finalement le gâteau par inadvertance, mais tous ces ouvriers le mangent finalement avec leurs mains charnues. Que dit alors ce conte ? Et bien, quelque chose de l’ordre du cinéma, voilà tout. Précisons : le film fonctionne sur les effets de l’incise. Dans ces incises, la pastorale de bambines chante leur univers, chante chacune de leurs fantasmagories au temps du passé ; ce qui les situe en un contexte narratif structuré, celui du conte. Comme des apartés scénaristiques sur la forme du scénario, l’incise “chanté” permet à la fois de mettre en situation la mise en abyme mais aussi de mettre en ordre le récit. Et encore une fois, l’œil est au centre  : alors si la mise en abyme s’use si souvent (d’abord une lettre lue, puis la lettre “jouée”), c’est parce que plusieurs paires d’yeux l’ont commandité. En un temps imprécis mais restrictif, dans le lieu même de la restriction, les fillettes jouent ce qu’elles ont lu. Cette lettre qui arrive est l’histoire de bien d’autres gens en un tout autre temps, sûrement plus clément. Alors, on joue à l’histoire, et s’il n’y a aucune carne aux alentours en ces temps durs, les jeunes filles incarnent quand même l’histoire qu’elles ont lue en cet épicentre de sévérité. Puis, elles jouent à toute autre chose, font des âneries en cet endroit coercitif qu’est le pensionnat ; la coercition occasionne l’envie : l’envie s’assouvit lorsqu’elle mute en infraction. 

Parfois Rossellinien (bien que Rohrwacher s’est plus souvent revendiqué du plan et du tragi-comique pasolinien), Le Pupille évoque des segments de Païsa (1946), car au-delà de toute moralité, c’est la scène qui est maître ; il s’agit de passer un moment, de poser un plan, en des espaces interstitiels, certes. Et qu’est ce qui occasionne le moment, la scène ? La rencontre, simplement. Une rencontre entre l’Italie et l’Amérique dans un monastère de Païsa.

Dans Le Pupille, en un grand mouvement composant parfois entre le saccadé du muet, le super 16mm et des yeux incrédules ; une certaine a-sororité, en vertu des simples relations intéressées de l’état infantile : la mise en scène d’Alice Rohrwacher nourrit avec les mouvements du protéiforme l’instable fixité contrainte de l’enfance. À la fin, Serafina s’esclaffe : alors en ce conte qui évolue grâce aux mouvements protéiformes du cinéma, c’est la structure qui fige le mouvement  ; car un film doit s’arrêter. Et c’en est probablement la seule et limpide morale que de filmer les attentions altruistes et rieuses entre les fillettes, jusqu’à l’indubitable écran noir : le sort qui échoit à tous les films de cinéma, c’est d’à un moment s’arrêter. Et quel effet savoureux que la structure d’un conte — qui ne doit pas s’arrêter, sa morale doit se poursuivre, avoir une postérité intelligible — trouve sa résolution dans l’amoralité : on peut se repaître du commun souvenir de cette transgression, soit comme une jolie émancipation féminine ; ou mieux, qu’il soit simplement bon d’avoir un peu de malice, comme Sefarina.  

Charles DI — paraîtra prochainement un article sur le dernier film d’Alice Rohrwacher, La Chimère.

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