Il y a maintenant plus de vingt-trois ans, dans la pénombre inquiétante du palais des Césars, Connie Nielsen chuchotait cette maxime à un jeune Joaquin Phoenix campant un Lucius Aurelius Commodus d’une cruauté sans limites. Jamais elle ne se sera révélée aussi vraie que cette vision du général corse le plus célèbre du monde. On a déjà entendu beaucoup de choses sur le nouveau film de Ridley Scott. Détesté par les historiens, méprisé par la presse, boudé par un grand nombre d’aficionados de l’empereur, Napoléon semble avoir été condamné avant même sa sortie, et ce pour une raison majeure : la nationalité britannique de son réalisateur. Petite mise au point sur un long-métrage certes imparfait, mais surtout critiqué pour de (très) mauvaises raisons.
De la question des incohérences historiques et de la mauvaise foi.
Les réponses provocantes de Ridley Scott aux critiques fondées sur des anachronismes, erreurs de date ou invention de faits inexistants, concernent une bonne part des retours négatifs. Pourquoi ? La question de l’égo du réalisateur est malheureusement à poser sur la table. Pour autant, plutôt que de se demander où en est le Britannique dans sa thérapie personnelle, il s’agirait de juger le film et uniquement le film, ainsi que sa mise en scène. Au lieu de s’attarder sur les polémiques qui n’ont pas cessé d’agiter la toile, on aurait ainsi préféré voir plus d’analyses tourner autour des effets déployés pour retranscrire toute la grandeur d’une époque. Les monuments et les décors impeccables habillent avec audace et astuce les troubles, contradictions et rebondissements qui émaillent cette France de la fin du XVIIIe siècle, confrontée aux conséquences de la Terreur. Que Napoléon n’ait jamais été présent pour assister à la décapitation de Marie-Antoinette importe finalement peu : cette invention à l’écran traduit surtout sa nature d’observateur de son temps, et son regard parfaitement lucide sur les errances d’un Robespierre dont la soif de sang ne tarit pas avec les années. Le point de vue de Scott apporte une nuance nécessaire sur cette ère parfois glorifiée. Les premières minutes du film sont frappantes et pointent habilement du doigt le basculement irrémédiable du pays vers un changement politique majeur. Elles plongent aussitôt le spectateur dans une immersion totale des enjeux de l’Histoire. Bien entendu, il ne s’agit pas de dénigrer le travail des historiens, mais simplement de rappeler que Ridley Scott n’a jamais prétendu effectuer un rendu véridique sans failles. Les voix s’étant élevées contre les anachronismes de Gladiator n’avaient pas empêché le métrage d’exprimer toute la somptuosité de son récit, de ses décors ni de ses personnages. Le public avait suivi, faisant de l’œuvre un film culte et récompensé aux Oscars. De quoi se demander légitimement si le problème de fond ne vient pas plutôt du personnage central de Napoléon.
Il fallait sûrement un réalisateur étranger pour oser s’attaquer à Bonaparte en personne.
Le rapport schizophrénique de la France à ses personnages historiques est également à mettre en avant pour expliquer ce mauvais accueil de la presse française. Napoléon est en effet considéré comme une figure ambigüe, et dont la mention déchaîne les débats à son sujet (adulé pour certains, haï par beaucoup, avec peu de nuances entre les deux). Ridley Scott s’affranchit de ces états de fait. On croirait presque entendre Karl Lagerfeld déclamer son amour pour Versailles et la Cour de Louis XIV, souverain lui aussi mis à mal par nos contemporains. « Pour être plus Français que les Français, il faut être étranger. Et moi je tiens beaucoup à être étranger, parce que j’ai une approche différente. Moi, c’est pas cocorico, c’est pas patriotique, c’est rien : c’est purement esthétique » (Ndlr : voir le superbe documentaire consacré au styliste allemand : Un Roi Seul). Ridley Scott paraît s’être inspiré de cet état d’esprit. Sa vision dénote un intérêt particulier pour Napoléon, sans qu’il n’ait à se sentir engoncé par les réserves qu’un Français aurait pu concevoir, ni faire preuve de timidité ou de fausses manières. S’il est en effet d’usage de grincer des dents en voyant les Américains s’attaquer à notre patrimoine national, force est de constater que l’hommage rendu est totalement dénué de condescendance à l’égard du protagoniste et plus largement du pays. Scott propose un tableau plus nuancé que ce à quoi on se serait attendu : Napoléon en devient terriblement humain, tout aussi puissant que perclus par ses faiblesses de fils, d’amant et d’époux. L’interprétation de Joaquin Phoenix concourt à ce rendu surprenant mais agréable. Son jeu reste mesuré, d’une justesse perpétuelle, tout en conservant cette part de mystère et d’ombre à l’écran. Entre les aspirations sans bornes d’un souverain qui, malgré tout, désire la paix tout en affrontant des guerres incessantes, et sa romance primordiale avec la future impératrice Joséphine, difficile de ne pas se laisser happer. Joaquin Phoenix et Vanessa Kirby composent ensemble une valse magistrale, faite du tournoiement de sentiments compliqués, de contraintes liées à l’exercice du pouvoir, et de la distance qui a longtemps séparé ce couple si particulier. Sans tomber dans le piège d’un regard trop moderne, Ridley Scott s’attaque à la dissection de cette relation en nous invitant en plein cœur de leur boudoir. Une idée judicieuse qui, malheureusement, conduit à quelques manquements.
Des manquements certains, mais une mise en scène magistrale.
Le film est loin d’être parfait. Cependant, ses défauts sont surtout relatifs au montage coupé par nécessité et pour une diffusion plus efficace dans les salles obscures (plus de quatre heures initialement !). On peut toutefois également évoquer certaines scènes de bataille que l’on aurait voulu voir plus nombreuses, plus développées (et notamment axées sur les stratégies développées par Napoléon), et par-dessus tout : la grande retraite de Russie. Ridley Scott passe beaucoup trop rapidement sur les conquêtes militaires de l’empereur, ce qui explique aisément (et de manière plus légitime cette fois) les critiques adressées au film. Le regret est d’autant plus vivace quand on sait ce que le réalisateur, passé maître dans l’art de filmer des affrontements, aurait pu en faire. Le Britannique rend néanmoins un hommage vibrant et plein d’emphase à la victoire d’Austerlitz, donnant ainsi lieu à l’un des plus beaux moments du long-métrage. La photographie injustement boudée par l’opinion critique du film offre des plans d’une beauté rare, tels que celui de la déroute de troupes ennemies. La bande-sonore remarquable de Martin Phipps, parfois émaillée avec parcimonie de déchirants chants corses, trouve une place parfaitement adaptée pour illustrer la narration. L’émotion est bien au rendez-vous dans les points culminants du scénario, faisant elle aussi oublier toutes les approximations et les erreurs de Napoléon. Ainsi, même amputée de toute son ampleur tragique, la défaite russe de l’empereur parvient à toucher elle aussi lors de l’incendie de Moscou. On a beau regretter le manque de développement global dû à un problème de rythme lié au montage, cela n’enlève rien à la maestria que déploie Ridley Scott pour retranscrire la grandeur comme les erreurs de son personnage à l’écran. L’ensemble du casting se démarque par sa remarquable qualité, outre le « couple-phare ». Tahar Rahim en Paul Barras, Edouard Philipponnat en Alexandre Ier (tsar de Russie) et Paul Rhys en Talleyrand, pour ne citer qu’eux, s’imposent avec une élégance naturelle et très appréciable, pour une production de cet acabit. On en aurait voulu davantage, sur tous les plans, et cette volonté se ressent tout autant chez un Ridley Scott avide de révéler le plus d’aspects possibles de la biographie de Bonaparte. Il n’empêche que le film parvient à toucher l’instant de grâce à plusieurs reprises, avec le souffle tempéré mais bien présent qu’on était en droit d’attendre pour Napoléon.
Qu’en conclure ? Que la France n’a qu’à s’emparer de ses personnages historiques, si elle souhaite les voir traités comme elle le voudrait ? Que Joaquin Phoenix, par sa ressemblance physique comme son interprétation, confirme son statut d’acteur exceptionnel ? Une chose est sûre : une fois le visionnage terminé, on se moque pas mal des quelques dates incorrectes, des boulets de canon qui n’ont jamais existé, et des cris d’orfraie poussés par les érudits en mal d’exactitude rigoureuse. Car un artiste n’est pas un historien. Un artiste retranscrit sa vision et son interprétation du monde. Un artiste tel que Ridley Scott a souhaité afficher sa vision de la grandeur napoléonienne. Il ne reste plus qu’à (re)voir le film pour l’apprécier à sa juste valeur.