Cher-e lecteurice, il est temps que je t’avoue quelque chose que j’ai, pour le moment, peu révélé dans mes écrits pour L’Écran : je suis absolument dingue de La Momie. Mais pas juste “fan”, amatrice ou portée par la nostalgie de ce film de mon enfance. Dingue. Je soûle mes camarades à chaque réunion, profiter de chaque prétexte pour glisser des références,, bombarde le monde entier (ok principalement les gens sur mon compte Facebook, mais quand même) de memes et fanarts en tout genre. Bref, La Momie, plus qu’une passion, c’est le centre, que dis-je, l’absolue intégralité de ma personnalité. Et j’exagère à peine.
Alors quand j’ai appris que Brendan Fraser reprenait du service sur grand écran, j’étais aux anges — depuis quelques années il était connu pour son rôle dans des séries et pour avoir prêté sa voix à de nombreux films d’animation. Et d’autant plus heureuse qu’il allait travailler avec Darren Aronofsky, un réalisateur majeur de ma construction cinéphile. C’était la cerise sur l’énorme gâteau au chocolat recouvert d’une généreuse chantilly… Jusqu’à ce que des clameurs s’élèvent. Le film est grossophobe. Brendan Fraser offre une performance pathétique et misérable. Le film méprise ses personnages. Et si l’on ajoute à cela, l’affaire de la fat suit… Je suis allée voir le film avec la boule au ventre, pensant détester le comeback d’un de mes acteurs fétiches. Et pourtant…
Grossophobe, vraiment ?
Dans The Whale, on suit Charlie, incarné par Brendan Fraser, un personnage dépressif qui ne sort plus de chez lui depuis plusieurs années suite au suicide de son petit ami. Il sait que sa santé décline et Liz, son infirmière et seule confidente, le supplie d’aller à l’hôpital tandis que lui n’a qu’une idée en tête : tenter de renouer un lien avec sa fille qu’il n’a plus vu depuis des années avant qu’il ne soit trop tard. La grosseur de Charlie est toujours montrée comme une conséquence de sa dépression et non comme un laissé- aller ou de la fainéantise, vous savez, ce genre de discours grossophobes que l’on subit dès qu’on fait plus que du 44 sur les réseaux sociaux…. Bien que le film n’ait pas vocation à être un essai clinique sur ce qui conduit un individu à devenir gros ou un pamphlet politique sur la grossophobie et ses répercussions, de nombreux indices nous sont donnés : maltraitance médicale, peur des hôpitaux, solitude et dépression, troubles du comportement alimentaire, isolement dans un appartement inadapté à une personne handicapée… Charlie a tendance à dire qu’il s’est “infligé ça” ou qu’il s’est “laissé aller”, mais ce sont des discours intériorisés : le film n’abonde pas dans son sens. Il est rongé par les remords et la culpabilité, s’excuse en permanence d’exister, d’être gros, d’être gay, d’être dépressif. Il se considère comme un poids pour son entourage, poids métaphorique qui ressurgit sur son physique.
J’ai souvent eu l’impression que dans les discours autour du film beaucoup de scènes ont été décrites hors contexte. Si l’on considère que The Whale consiste à exhiber Brendan Fraser en gros plan se gaver de pizzas en dégoulinant de graisse, il est fort probable que tout le monde trouve le projet abject. Mais ces scènes ne naissent pas ex nihilo, ce qu’il se passe avant et après compte, et en font au contraire des moments très forts. On assiste à une crise de boulimie, ou d’hyperphagie, capturée avec une rare justesse au cinéma, sans complaisance ou regard provocateur. Il ne mange pas goulûment par plaisir, mais en pleurant, avec frénésie, pour compenser une blessure émotionnelle survenue plus tôt. La caméra rentre dans l’intimité, dans ces instants de vie censés être secrets et cachés. Il est indispensable de montrer la réalité de ces crises dans toute l’effrayante banalité qu’elles comportent, de l’élément déclencheur parfois anodin jusqu’au statut ambivalent de la nourriture, unique source de réconfort comme objet de destruction. Rarement film n’aura été si juste dans sa dépiction du trouble du comportement alimentaire.
Quant à la question de la fat suit, elle est plus épineuse. Le costume n’était vraiment pas nécessaire pour défendre le même propos. The Whale aurait fonctionné avec un personnage “juste” gros, il n’y avait pas besoin de le rendre artificiellement énorme pour que le message passe. On a la sensation que le film cède à l’appel facile du spectaculaire avec cette prothèse parfois peu convaincante — en particulier lorsque Charlie se lève — malgré son Oscar. Elle semble même contre-productive : Brendan Fraser a subi beaucoup de grossophobie depuis sa prise de poids, moqué de plateau télé en memes douteux, blacklisté d’Hollywood, devenu l’icône de la déchéance, car n’ayant plus la forme physique de ses 20 ans. Le message du film n’aurait-il pas été bien plus fort en présentant le corps réel de Brendan Fraser, à son poids le plus haut, sans artifices et tricheries ? Cacher la réalité de son corps gros derrière un costume encore plus gros n’est qu’une manière de placer le réel à distance, de ne pas montrer à quoi ressemble réellement une personne grosse, mais uniquement la projection que l’on s’en fait. Encore objet de fantasme, de spéculation, le corps gros au cinéma n’a donc pas encore droit à ses lettres de noblesse puisqu’on lui refuse d’être filmé comme n’importe quel autre corps.
Légende Brendan Fraser lors de la promotion pour The Whale. Crédit : Getty Images
The Whaler
Le principal problème d’appréciation ou de dépréciation de The Whale viendra de Darren Aronofsky en lui-même. Il n’a jamais été un réalisateur de la dentelle et du fin ouvrage, mais au contraire des performances d’acteurices théâtrales et d’une mise en scène de l’emphase. La réception de ses films a toujours mis en lumière cette ambiguïté : on trouve son cinéma soit trop pathos, soit très émouvant et juste, selon si les effets qu’il utilise nous touchent ou non. Ainsi, si vous trouvez que le regard porté sur les personnages dans Requiem for A Dream ou Black Swan est un regard surplombant, qui met à distance ses protagonistes et les juge, alors vous trouverez sans doute que The Whale est un portrait pathétique filmé avec complaisance. Si vous trouvez au contraire que ce sont des films en prise avec leur sujet, en pleine empathie, qui n’hésitent pas à montrer ce qu’il y a de complexe dans des figures brisées par la vie et la laideur qui peut résulter des traumas, vous adhérerez certainement aux choix esthétiques et narratifs de The Whale. Et ce fut mon cas.
De toute la filmographie de Darren Aronofsky, The Whale se rapproche le plus de The Wrestler. On y explore la même destruction du corps par le malheur et la solitude, les conséquences de la haine de soi, des conflits familiaux à résoudre et la recherche d’une rédemption avant la fin. Tout comme The Whale, The Wrestler mettait en scène un acteur devenu has been (Mickey Rourke) dans une iconographie icônisante, avec un récit meta proche de son histoire réelle : Mickey Rourke est tombé dans les drogues après son passage à vide, Brendan Fraser a connu une interminable période d’humiliation publique parce qu’il avait pris du poids. Dans les deux longs métrages, une volonté de sacraliser un antihéros et de rentrer en empathie avec un parcours de vie chaotique, de filmer le corps sans complaisance, de pénétrer dans l’intimité, de dévoiler les blessures cachées.
The Whale prend tout de même une direction totalement inattendue de la part d’Aronofsky : la critique ouverte de la prédication, et de la religion institutionnalisée. Il nous avait en effet habitué depuis plusieurs films (Noé, Mother…) à des relectures très frontales de la Bible. Son cinéma a toujours été bercé de mysticisme et de références bibliques parfois à peine dissimulées (The Fountain est une grande fable épique aux accents chrétiens), mais rien de comparable à ces derniers récits à la limite du prosélytisme. The Whale possède bien un sous-texte religieux, mais avec une approche de la foi plus personnelle, plus comme une philosophie et un rapport au monde que comme une dévotion reposant sur des doctrines dictées par les institutions religieuses. Il critique aussi ouvertement l’homophobie de ces milieux, en rendant une branche religieuse directement coupable de la mort du petit ami de Charlie. Un discours et un regard plus distanciés qui laissent les spectateurs respirer. Tout le message de The Whale porte sur la salvation et la rédemption, thèmes chrétiens par excellence, mais montre que celle-ci ne viendra pas du ciel et qu’elle se mérite sur Terre. Il ne faut pas attendre une autre vie pour être meilleur.e, mais faire amende honorable tant qu’on le peut dans celle-ci.
Cœurs à la dérive
Parler de The Whale sans sa composante émotionnelle serait une impasse. À ce titre, le “The Whale” (La Baleine) qui donne son nom à l’œuvre est un des titres les plus émouvants que je connaisse. Dans la diégèse, la baleine fait référence à Moby Dick, texte fondateur pour Charlie. Il est le dernier lien qui la relie à sa fille puisqu’elle avait rédigé une dissertation sur Moby Dick où elle plaint le sort de la baleine, innocente et triste, qui va être tuée par Achab. Elle compare la baleine à son père, victime innocente de l’homophobie, dépressif et solitaire, et Achab à elle-même dans cette métaphore atroce où elle doit tuer son paternel pour se libérer de son poids. L’ambivalence du titre est aussi une manière de moquer la grossophobie. Ce n’est pas le récit d’une baleine parmi d’autres, c’est LA baleine, Charlie, avec qui nous allons entrer en empathie pour humaniser ces gros.se.s anonymes qu’on réduit à l’état d’injures primaires. On va vous montrer qui se cache derrière ceux que vous mettez à distance, redonner du corps et de la matérialité à ces victimes. C’est la réappropriation d’une insulte pour en faire un mot valorisant. D’ailleurs, malgré la fat suit, la manière de filmer le corps de Charlie n’est jamais sale ou révoltante. Lorsqu’il se lève, il est capturé comme une masse imposante et impressionnante, mais aussi gracieuse et légendaire. Il a dans ces moments-là l’aspect majestueux d’une baleine, renforcé par une mise en scène sacralisée. La mer, l’eau, les larmes sont des éléments primordiaux du film, le symbole de la liberté qui sera retrouvée à la fin du film : la baleine retourne à la mer, le paisible roulement des vagues se fait entendre pendant le générique et que roulent les larmes sur les joues de tous les spectateurs présents.
The Whale est l’adaptation d’une pièce de théâtre du même nom écrite par Samuel D. Hunter, forçant un film en quasi huis clos étouffant dans un appartement sombre, loin des images ultraesthétisées et emphatiques auxquelles nous a habitués Darren Aronofsky. Toutefois, les rais de lumière qui filtrent à travers les persiennes, la chambre immaculée du petit ami de Charlie, les ouvrages soigneusement entretenus dans le décor… sont autant de détails dans lesquels s’épanouit le sens plastique du réalisateur, qui s’exprime pour une fois dans la parcimonie. L’économie de lumière lui permet de l’exploiter de manière encore plus flamboyante pour mettre en avant Charlie, la grisaille fait ressortir chaque touche de couleur des couvertures de livre comme une respiration bienvenue. Un aspect pictural se dégage de cet appartement pourtant miteux et banal, qui sous l’œil de Darren Aronofsky devient un cocon autant qu’un tombeau.
Le film présente une galerie de figures cassées par la vie, très grises dans leur personnalité. Leurs histoires de vie compliquées les rendent profondément humains. Aucun personnage n’est vraiment gentil : Liz, l’infirmière et amie de Charlie, est empathique, drôle et pleine de bonnes intentions, mais peut se montrer colérique, dure, et incompréhensive avec son amie. Thomas, le jeune missionnaire, est intrusif et insupportable avec sa volonté prosélyte, mais est aussi sincèrement sensible à l’histoire de Charlie et cherche à racheter ses erreurs passées en faisant le bien. Mary, l’ex-femme de Charlie, est dépassée par sa fille après avoir porté seule son éducation à bout de bras pendant des années et a un problème évident d’alcool. Mais malgré tout le mal qu’a pu lui causer Charlie, elle garde une immense affection pour lui. Quand à Ellie, c’est un des personnages les plus détestables jamais écrits. Elle est profondément malveillante et gratuitement méchante à plusieurs reprises, mais se montre elle aussi capable d’humanité une fois sa carapace brisée, protection nécessaire au vu de son histoire intime, chaotique et douloureuse. Ce film est une ode à l’empathie, à comprendre les gens dans leur entièreté avec leurs failles.
Quant à Charlie, c’est un personnage incroyable et magnifique malgré son défaut évident : avoir été un mauvais père brillant par son absence — mélange de fausses excuses, d’une mère trop protectrice et de la passivité de la dépression. Il est d’une intelligence émotionnelle prodigieuse, doux, patient, gentil, qu’il appuie par une culture littéraire impressionnante, lui donnant souvent un aspect de vieux sage. Il possède la capacité merveilleuse de toujours trouver le meilleur dans le pire, à toujours trouver la lumière dans l’ombre. Lorsque sa fille trahira la confiance de Thomas, le prédicateur en fugue, en prévenant sa famille pour qu’il vienne les chercher, Charlie n’y verra pas un acte de traîtrise, mais au contraire une belle action désintéressée : “people are amazing ! They are incapable of not caring”, s’exclamera-t-il, les larmes aux yeux. Il est un éminent professeur imbibé de culture littéraire, le transformant en figure poétique et romanesque dans son essence, formé de grands principes et d’idéaux, campé par un Brendan Fraser magistral qui n’a pas volé son Oscar. C’est un personnage hautement positif, solaire, radieux, dont toute la quête sera de chercher la lumière dans le seul endroit où il ne la trouve pas : lui-même.
Émouvant de bout en bout et d’une pertinence rare, The Whale signe le double comeback d’un acteur blacklisté par Hollywood et d’un réalisateur de génie en perte de vitesse après des films justement boudés par la critique. Il fait partie de ces précieux bijoux qui deviennent meilleurs plus on y pense, qui continuent à prendre du corps avec le temps. Une merveille d’émotion pure.