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Earwig : éclats de rêves brisés

Attention : dans le but de faire une analyse la plus complète possible du film, certaines parties de la fin de l’intrigue sont divulgâchées. Cependant, celui-ci ne se construit pas sur du suspens, un cliffhanger ou un twist dont la connaissance de ces éléments pourrait vous ruiner le visionnage. 

Tenter de faire rentrer Earwig dans le cadre étriqué de termes et analyses cinématographiques relève de l’impossible. C’est rendre l’abstrait concret, faire cohabiter le rationnel et l’impalpable. Earwig est atypique, hors normes, une production qui par son mutisme et son esthétisme prononcé frôle des propositions expérimentales où passé, présent, réalité et fiction se mêlent. Plongée dans l’univers unique offert par Lucile Hadzihalilovic.

Earwig conte l’histoire d’Albert, tuteur de la jeune Mia de qui il doit prendre soin : la faire manger, dormir, et surtout veiller sur ses dents. Car Le Maître lui demande des comptes régulièrement, jusqu’à ce qu’il estime qu’elle soit prête à sortir… 

“Conter” est le terme le plus juste pour s’immiscer dans cet univers. Le générique déroulant inspiré de ceux des années 30 nous invite à plonger dans la fable, à la manière du terrier de lapin d’Alice aux Pays des Merveilles. Et comme ce dernier, Earwig se dévoile par métaphores, sous-entendus, situations étranges à déchiffrer. À l’instar de David Lynch, le fil rouge narratif n’est qu’un prétexte pour tisser une trame d’images, d’ambiance, de saynètes entremêlant fantasme et réalité. Tentative de décryptage de quelques-uns de ces fragments : 

Fresque noire

La plus grande réussite de cette proposition cinématographique réside dans son esthétique. Permettez-moi de lâcher un petit « bordel, qu’est-ce que c’est beau”. L’inspiration picturale est évidente. Lucile Hadzihalilovic admet elle-même avoir puisé son inspiration dans les tableaux de Vilhem Hammershøi pour construire ses décors sobres et dépouillés, et il est vrai que cette obsession de la fenêtre, des rais de lumière sur les parquets et de cette lente mélancolie qui se dégage de ses œuvres se retrouve dans Earwig.

Intérieur sur Strandgade. La lumière du soleil sur le sol, Vilhem Hammershøi, 1901. © Creative Commons

Pour autant, l’œuvre de Vilhem est baignée dans une lueur douce, là où Earwig évolue exclusivement sur le spectre de la noirceur, du clair-obscur, du contraste. Le film n’est éclairé qu’en lumière naturelle ou avec des bougies aux teintes chaudes, aucun éclairage extradiégétique n’a été utilisé pour donner ce sentiment très organique aux images (tout ce que l’on voit est palpable). On ne peut bien sûr s’empêcher de penser au maître en la matière, le Caravage, surtout dans la manière dont les personnages se détachent de l’obscurité par de petites touches de couleur saisies par la lumière diffuse. En cela, le film se rapproche même énormément du ténébrisme, un mouvement défini par “ les volumes qui se détachent en pleine lumière sur les ténèbres qui les environnent. “

Albert en clair obscur, une image que n’aurait pas reniée Le Caravage. © Allociné

Pour les extérieurs en revanche, les inspirations sont plus à chercher du côté de la peinture romantique, où l’étrangeté semble toujours poindre dans les paysages. Les ciels ressemblent à des crépuscules de Joseph Vernem tandis que les bâtiments pourraient avoir été peints par Caspar Friedrich s’il s’était intéressé à l’urbanisme. La peinture est d’ailleurs un élément central de l’intrigue, puisqu’Albert et Mia regardent régulièrement une grande toile représentant un château qui change légèrement au fur et à mesure du film (voir photo de couverture utilisée pour cet article.). Cette toile guide leurs comportements et leur donne des indices sur les évènements à venir, comme une prophétie divine. Le tableau leur apparaît souvent en rêve: c’est une prémonition lugubre, les songes n’étant que des cauchemars dans Earwig.

Le Rêveur, Caspar David Friedrich, 1840. © Creative Commons

Le verre est aussi un élément prégnant du film sur le plan visuel. Seule dérogation au mobilier de l’appartement qui n’est qu’utilitaire: une armoire vitrée où Albert range des verres à pied en cristal colorés qu’il admire de temps à autre. Albert pense devant cette étagère à sa femme disparue, le verre ayant sur lui un effet hypnotique qui le fait basculer dans ses souvenirs. Miroir, mon beau miroir : les verres reflètent ce passé idyllique perdu. Le premier élément perturbateur du film arrive d’ailleurs après que Mia brise une coupe par inadvertance, fissurant par la même occasion la monotonie de leurs vies. Le verre, c’est aussi l’objet qu’utilise Albert pour écouter Mia lorsqu’elle dort. Il place un gobelet sur la porte de sa chambre pour surveiller sa respiration et faire le compte-rendu au Maître, le mettant ainsi en position de conspirateur, le littéral Earwig du titre. Enfin, Mia elle-même possède un lien étrange avec le verre, en se faisant poser des implants dentaires en cristal, donnant lieu à des portraits magnifiques de cette jeune fille aux yeux rêveurs et aux dents brillantes, absolument fascinante. Une solution définitive à ses problèmes dentaires, au centre de l’intrigue ? On peut en douter au vu de la fragilité de l’élément choisi. 

Il est difficile de savoir ce que cet élément représente réellement, mais de par sa fragilité et sa transparence, on peut y voir une évocation de mensonges et de regrets, thèmes fondamentaux d’Earwig. Pour Albert, ils évoquent sa femme, la douleur, mais aussi le secret et le mensonge dans lequel il se perd. Il ne sera mis face à la réalité des choses qu’à la toute fin du film. Pour Mia, le verre est peut-être un reflet de sa condition. Elle est fragile, rendue transparente à force d’être contrainte à vivre cette vie solitaire et confinée.

Conte obscur

Il serait aisé de réduire Earwig à sa dimension la plus expérimentale. Pour autant, toute plastique que soit l’œuvre, elle n’est pas qu’une recherche formelle pure. Le sens a beau être cryptique, de nombreuses thématiques claires guident le film. Celle de l’enfermement, déjà : Mia et Albert vivent reclus sur elleux-mêmes, barricadant portes et fenêtres pour se cloîtrer de l’extérieur. La première partie du film se déroule en huis clos dans un grand appartement des années 40, magnifique, mais austère, et totalement vide en dehors de quelques meubles, le strict nécessaire. Si Mia semble n’avoir connu que cet environnement en grandissant, Albert lui a tout le loisir de sortir. Il ne le fait pourtant qu’à de rares reprises, et ses interactions avec le monde extérieur se passent mal, jusqu’à blesser gravement une femme dans un bar.

Céleste, blessée par Albert, devient un personnage important de l’intrigue sur le dernier tiers du film. © Allociné

À l’enfermement se joint l’isolement. Mia et Albert sont seuls à deux dans cet appartement. Aucune animosité n’existe entre eux, mais aucun attachement non plus : leur relation est au mieux cordiale, au pire uniquement fonctionnelle. Mia grandit dans une évidente solitude uniquement brisée par la présence d’un chat vers la fin du film. La solitude d’Albert n’est atténuée que par ses souvenirs avec sa femme, seuls moments lumineux du film, baignés dans une lumière spectrale douce et rassurante.

Si peu d’indices temporels sont donnés, le film s’ancre tout de même dans une iconographie des années 40/50 qui évoque énormément l’Allemagne d’après-guerre. Earwig est adapté d’un roman du même nom de Brian Catling, où la thématique de la guerre et du syndrome de stress post-traumatique était omniprésente, mais Lucile Hadzihalilovic a choisi de ne garder que des évocations de cette période, comme une toile de fond pour mieux explorer la psyché des personnages. Les thématiques d’enfermement et de solitudes peuvent être rattachées à ce contexte, voire même figurer une métaphore de la guerre froide. La thématique de l’endoctrinement renforce cette impression, puisqu’Albert se plie aux désirs du Maître sans réfléchir comme pourrait le faire une dérive autoritaire qui attend totale soumission de ses sujets.

Albert écoutant le sommeil de Mia à sa porte pour faire le compte-rendu au Maître. © Allocine 

Peut-on aussi y voir une petite pointe de critique contre le patriarcat ? Peut-être, car à bien y regarder les femmes du film (Mia et Céleste, la femme du bar défigurée par Albert) souffrent de leur soumission à un homme qui a toute autorité sur elles. Mia, avec Albert, n’a aucun libre arbitre. Sa vie est monotone et guidée par son bon vouloir. Il ne se comporte pas en tyran mais possède tout de même l’ascendant sur la jeune fille. Céleste perd le contrôle de son existence à partir du moment où Albert la défigure. Elle se retrouve ensuite à l’hôpital, sauvée par un bon samaritain qui lui dicte chacun de ses actes : comment elle doit se faire soigner, où aller, jusqu’à lui imposer de venir vivre avec lui.

Céleste perd sa vie et son emploi à cause d’un homme… Et son “‘sauveur” n’est peut-être pas si bien intentionné. © Allociné

L’attention portée aux dents de Mia fait ainsi sens dans cette lecture. La fragilité dentaire symbolise la petite enfance, les dents de lait, une certaine innocence. Lorsque celles-ci fondent chaque nuit, Mia est placée dans un perpétuel état infantile, comme s’il lui était interdit de grandir. Une fois qu’elle se fait implanter ses dents définitives en verre, elle quitte le monde de l’enfance (en se parant en plus d’un manteau rouge, règles métaphoriques ?) pour commencer sa vie de jeune fille, s’émancipant par la même occasion de la garde étouffante d’Albert.

Œuvre hermétique

De nombreux autres symboles (le chat noir, le manteau rouge, les insectes…) renvoient directement à une esthétique de conte, où chaque élément est une métaphore. Il n’est malheureusement pas aisé d’en comprendre la signification, certains semblant présents juste pour leur capacité à invoquer des images. On a parfois un sentiment de gratuité, voire de vacuité face à ces photogrammes splendides, mais qui peinent à faire sens.

Le manteau rouge, le bois, l’ambiance spectrale : des éléments de conte placés là uniquement gratuitement ? © UniFrance

Le dernier tiers du film est assez confus. À partir du moment où l’on suit l’histoire de Céleste en parallèle à celle d’Albert, le film perd sa cohésion qui faisait jusque-là sa réussite. J’ai du mal à saisir pourquoi le film nous force à nous intéresser aux problématiques de ce personnage inconnu, surtout que son destin ne croise celui d’Albert qu’à de rares reprises. Et la fin du film, où elle se dédouble tout à coup pour devenir l’épouse de celui-ci, ne fait que questionner davantage : était-elle censée être une réminiscence de la femme d’Albert ? Doit-on comprendre qu’il a tué sa fiancée, et que Céleste incarne une figure vengeresse ? Y a-t-il de l’amour ou de la haine dans ce dernier plan où leurs corps entremêlés ne font qu’un ?

Albert et Mia arrivant au château, lieu de l’intrigue finale. © IMDB

Peut-être que le scénario trouve ici les limites de son adaptation vis-à-vis du roman d’origine. La réalisatrice elle-même dit avoir ôté de nombreux éléments, et peut-être étaient-ils en fin de compte nécessaires à la compréhension globale. On a souvent le sentiment qu’il manque certaines données implicites dans les scènes, que la cinéaste a pointé du regard des éléments qui n’ont pas de signification. Le final se veut révélateur et magnifié par une musique toute en apothéose, comme si enfin toutes les pièces du puzzle étaient assemblées et qu’un sens caché devait nous apparaître… Mais rate totalement son effet, nous abandonnant avec bien plus de questions que de réponses. 

Si Earwig est séduisant par bien des aspects, sa forme sibylline empêche toutefois le film d’être une réussite. Certaines métaphores et pistes scénaristiques semblent ne jamais trouver de conclusions et le film laisse sur un sentiment d’inachevé un peu frustrant. Ses atours parfois prétentieux gâchent le résultat de ce qui s’avère être une des propositions cinématographiques les plus originales de ces dernières années, mais qui, entre une distribution confidentielle et une forme bien trop hermétique, aura du mal à trouver son public. Dommage, car le voyage vaut tout de même le détour. 

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