Dans le cadre du Toulouse Game Show 2024, nous avons eu la chance de pouvoir rencontrer Bernard Gabay (notamment connu pour avoir incarné la voix de Viggo Mortensen, Robert Downey Jr. et Antonio Banderas) et Alexandre Gillet (comédien de doublage attitré d’Elijah Wood, Chris Evans, Ryan Gosling). Avec une grande gentillesse, ils ont accepté de nous accorder un peu de leur temps pour échanger au sujet du succès de la saga du Seigneur des Anneaux, de la menace de l’IA pour le monde du doublage, et de leur rapport au public.

En matière de doublage français, des interprétations comme les vôtres sont forcément marquantes. Je pense, entre autres, à la saga du Seigneur des Anneaux dans laquelle vous incarnez les voix d’Elijah Wood et de Viggo Mortensen. Les conventions accordent aujourd’hui une grande place aux comédiens de doublage. Que pensez-vous de ce rapport avec le public ? Est-ce facile pour vous de passer de l’autre côté et de rencontrer vos fans de cette manière, ou bien êtes-vous toujours un peu surpris de l’accueil que vous recevez ?
Alexandre : J’avoue que je suis toujours surpris de l’engouement des gens, après autant de temps. Ce qui est assez troublant même, c’est de constater que ça traverse les générations. C’est-à-dire que maintenant, on voit des gens qui ont une quarantaine d’années, qui ont vu ça entre 15 et 20 ans, mais aussi des jeunes de 12 ou 13 ans qui commencent à regarder. On voit qu’il y a presque eu une “éducation” au Seigneur des Anneaux. C’est assez étonnant et troublant. Je ne me posais pas plus de questions que ça quand je suis entré dans le projet. Je me disais : “Ça a l’air très bien, y’a du temps, y’a des grands moyens derrière, ils ont envie que ça fonctionne.” Mais de là à se dire que ça allait devenir culte… J’ai commencé à ne le comprendre qu’au bout de six mois, quand le premier opus est sorti et a rencontré le succès immédiatement. Il y avait en plus les fans du livre, de l’œuvre de Tolkien, qui attendaient vraiment ce film presque à couteaux tirés, vraiment le couteau entre les dents. Tout le monde était très heureux, très content, et il y avait un succès monumental, un peu comme pour Titanic, vous voyez. Ça a été une vague, et là forcément, quand on a commencé le deuxième, je me suis dit : “Faut vraiment pas se planter, parce que ça va marquer”.
Ça vous a mis une grosse pression ?
Alexandre : Un petit peu. Parce que là, tout d’un coup, il ne fallait vraiment pas décevoir. Mais, de là à penser que ça allait devenir culte à ce point… Là, je ne pensais pas, quand même.
Bernard : Moi ça me fait plaisir d’entendre que vous dites que vous êtes passionnée de doublage, parce que c’est quelque chose qu’on n’entendait pas à une époque. Et, cet intérêt, cette finesse, tout ce qu’on entend dans ce que disent les gens, ça me touche vraiment parce qu’on n’a pas beaucoup l’occasion de l’entendre au quotidien. Entendre des gens qui vous disent en vous regardant dans les yeux : “Vous avez bercé mon enfance, vous ne pouvez pas savoir à quel point.”, et d’autres choses que je n’oserais même pas répéter… De l’ordre du : “Ça m’a tenu quand j’étais dans une période très sombre de ma vie”… Ça devient extrêmement troublant, parce qu’on ne peut pas imaginer un impact pareil ni prétendre quoi que ce soit, mais c’est très impressionnant quand même de sentir, de mesurer cet impact, d’entendre cette précision et cette finesse dans ce qu’ils disent. Parce qu’ils évoquent des choses très précises. C’est comme si c’était personnel, le lien qu’ils avaient avec vous. Ça nous donne un retour qu’on n’a pas d’ordinaire, parce qu’autant on a la reconnaissance des professionnels avec lesquels on travaille, cette estime, parce qu’on nous rappelle, et donc ça veut dire qu’on apprécie notre travail. Mais, à cette échelle-là, et à la manière dont ils nous le disent, ou pas, parce qu’ils sont trop émus pour ouvrir la bouche… On parle de poésie, de charisme, de choses qu’on n’oserait même pas dire comme ça. Qu’est-ce qu’on peut rêver de mieux, quand on essaie d’être à la hauteur de ces œuvres qui sont magnifiques, avec des acteurs qui sont magnifiques, et qu’on essaie nous, à notre place d’artisan, de les mettre en valeur et de ne pas les gâcher ? Que ça prenne cette importance, ça me fait profondément plaisir, c’est comme si on avait fait ça dans l’ombre, en secret, avec les personnes qui ont œuvré à ça. On est dans un tout petit comité, et l’ampleur va être énorme, et en plus sur des années, et dans l’espace : dans les régions, les campagnes, les petits villages. Des gens que j’ai rencontrés me disaient : “On était en Algérie, on n’avait que les versions françaises et on a grandi avec ça. Si vous saviez quel lien de cœur, on a avec vous, vous pouvez pas imaginer.” Moi, j’étais sans voix d’entendre ça, parce qu’ils sont carrément en train de parler d’une présence dans leur vie. C’est vertigineux, tout ça. C’est une immense joie. Parce qu’on donne absolument tout ce qu’on peut dans ce travail-là. On engage tout notre être, et vraiment, je le dis avec une simplicité totale : on ne s’économise pas, on va essayer de trouver toutes les ressources en nous pour être à la hauteur de ça, et c’est très touchant de savoir que cette exigence qu’on a tous, quand on est dans la fabrication de cet objet-là, eh bien, elle est reçue.
Dans un monde où l’anglophonie prend de plus en plus de place, votre position est particulière, car vous incarnez aussi cette défense du français, tout en combattant également les ravages de l’IA dont on a beaucoup parlé l’an dernier avec Pascale Chemin, et qui mobilise encore beaucoup les débats aujourd’hui. On a l’impression que le doublage français se situe à un carrefour très particulier. Comment le vivez-vous ?
Alexandre : On en parlait dans la conférence encore tout à l’heure, tout ça nous dépasse. Nous on voit ça dans notre petit cercle, mais je crois qu’on ne mesure pas le tsunami qui arrive avec l’IA, à tous les niveaux. Et c’est d’autant plus énorme ce qui va arriver, parce que cette révolution gigantesque, et qui va arriver très vite, concerne des métiers à forte valeur ajoutée. Et ça, je crois que ça va nous faire très bizarre. Parce qu’on avait plutôt l’habitude que ces révolutions viennent aider, soulager une charge. Là, ça risque de remplacer à haute échelle, à grande envergure, des professions, des professionnels, extrêmement bien formés dans un nombre incalculable de domaines, et nous entre autres. Et quand on voit que le pionnier de l’IA [Geoffrey Hinton, NDLR] a démissionné de chez Google en disant : “Je ne peux pas cautionner ce qui arrive”… Lui, il sait exactement ce qui va se passer. Je crois que si ceux qui nous dirigent ne comprennent pas ce qui se passe ou ne voient que l’aspect mercantile… Alors évidemment, il y aura de très bonnes choses, au niveau de la recherche, au niveau de la médecine, au niveau même du soulagement de charges lourdes pour certaines professions, ça va sûrement aider beaucoup. Mais attention. On fraye avec quelque chose qui va nous faire perdre notre âme, je pense. Et là, pour ce qui est de nos métiers, et c’est justement le danger des métiers artistiques en général, c’est que toutes ces professions soient remplacées par une entité qui n’a pas d’âme. Ça, c’est dangereux. Parce qu’avec une société qui fonctionne sans âme, franchement, je pense qu’on est sur un point de bascule. Après, quel est le timing, j’en sais rien. Mais, il faut que ceux qui nous gouvernent (parce que c’est eux qui feront la différence, pas nous) prennent conscience de ce qui arrive.
Vous parliez d’engagement, dans le fait de mettre tout votre être dans certaines scènes. On sait que certaines peuvent être compliquées à doubler, car elles remuent profondément. Dans votre carrière, avez-vous eu à relever des défis de ce genre-là, qui vous ont obligé à sortir un peu les tripes ?
Bernard : Oui, ça arrive souvent. On n’a pas une réponse immédiate, parce que quand on essaie de travailler sur un film, on a beau avoir connaissance des acteurs qu’on a déjà doublés (on connaît leur sensibilité, et on essaye de s’approcher de ce qu’ils font), on ne peut pas plaquer quelque chose. Donc, on cherche, et parfois, c’est très difficile. Par exemple récemment, il y a eu Oppenheimer, avec Robert Downey Jr., qu’on connaît dans des tas de registres, qu’il s’agisse d’Iron Man ou de Sherlock Holmes. Et là, le voir dans ce personnage complètement différent, ça m’a donné beaucoup de fil à retordre. Parce qu’il y a plein de strates, il y a quand même plein de choses qu’on ne sait pas et qu’on doit deviner. Il faut donc qu’on les sente, et il y avait constamment plusieurs plans sur lesquels jouer. Au début, j’étais incapable de faire apparaître ça. Je n’arrivais pas à le saisir. On a travaillé, on a ramé, on a ramé, on a ramé. On a avancé chronologiquement. À la fin, on a attrapé quelque chose, et on a refait le début. Et là, il y avait quelque chose qui contenait toutes ces strates qu’il n’y avait pas quand on arrivait comme ça, au départ. C’était très, très subtil. Je me souviens aussi d’un film, sorti il y a très longtemps, qui s’intitulait Shine et dont l’acteur du personnage principal a d’ailleurs reçu l’Oscar pour ce rôle. C’est l’histoire d’un pianiste virtuose, qui avait été maltraité par son père dans l’enfance, durant son apprentissage du piano, et qui était devenu pianiste professionnel, mais bourré de tas de tocs et de traumas. Je le jouais jeune et adolescent, lorsqu’il était justement maltraité. Et, je me rappelle qu’à l’époque, le directeur artistique était formidable. Moi, j’y mettais beaucoup trop de sensibilité, alors qu’il était presque question de travailler sur quelque chose d’autistique. Il allait développer des traumatismes qui font que le sensible ne peut plus s’exprimer, quand le choc est tel. Donc il fallait constamment refroidir, refroidir, refroidir, alors que les images me touchaient, et c’était très, très difficile. Passionnant, mais alors impossible de l’avoir en une fois. Donc, on refaisait, on refaisait, on refaisait. Et, à force, on arrivait à trouver cette chose, qui s’éloignait de moi, mais qui se rapprochait du personnage.
Alexandre : C’est clair que ça nous est tous arrivé et puisqu’on parlait du Seigneur des Anneaux, moi j’ai l’anecdote où pour la dernière scène où Frodon va pour jeter l’anneau dans le volcan, j’ai galéré, galéré. Pourtant, je connaissais le rôle ! Pour le coup, c’était la dernière scène. Et puis, j’avais pu travailler toute la journée sur d’autres scènes. Et puis, je galérais : une prise, deux prises, trois prises, quatre prises, cinq prises, dix prises, ONZE prises ! Et la directrice de plateau qui me dit : “Mais non Alexandre, c’est toujours pas ça, on n’y arrive pas, tu n’y arrives pas. Bon, allez on arrête là.” Ça faisait deux heures que je ramais, pour une scène pas si compliquée dans l’absolu, mais je ne la chopais pas, je le trouvais, je voulais peut-être pas lâcher ce qu’il fallait lâcher. Elle me dit “On arrête là, tu reviens demain matin.” Je suis revenu le lendemain, et en deux-trois prises je l’avais faite. Il a fallu que je lâche prise pendant la nuit, le soir, tranquille. Que ça mûrisse. Et le lendemain, c’était fait.
Bernard : C’est une chose très importante, ça. C’est aussi tout le travail de l’acteur. C’est une chose qu’on ne mesure pas du tout, mais c’est tout ce travail de décantation du cerveau et de l’imaginaire, à notre insu. C’est extrêmement important, ce qui se passe après, c’est essentiel. Le cerveau continue à travailler, même lorsque nous faisons autre chose. Il continue à chercher ce qu’il ne voulait pas lâcher. Et on ne sait pas si on le retrouvera, mais il y a quelque chose qui se produit, et qui peut faire que ça se débloque… ou pas !
Un énorme merci à M. Bernard GABAY, et M. Alexandre GILLET, ainsi qu’à l’équipe TGS événements qui nous a offert l’opportunité de cette rencontre.