Critique(14)

En tête-à-tête avec Damien WITECKA : « Le travail de l’artiste, c’est de toucher les gens au cœur. » 

Dans le cadre du Toulouse Game Show de novembre 2023, nous avons eu la chance de pouvoir rencontrer Damien Witecka, acteur et comédien de doublage, plus connu pour incarner la voix de Leonardo DiCaprio et de Tobey Maguire en version française, entre autres. Avec passion et justesse, il a évoqué pour nous sa vision artistique et intime de cette vocation à part entière. / Spoilers sur Shutter Island et Killers of the Flower Moon). 

Pour beaucoup de gens, vous faites partie des poids lourds du doublage français. Certains affirment même refuser de regarder un film avec Leonardo DiCaprio en version française si vous n’êtes pas le comédien attitré. Avez-vous déjà eu des retours de fans à ce sujet ?

Non ! J’ai eu des amis qui me disaient : « J’adore t’écouter parce que je t’oublie très vite », et ça c’est le plus beau des compliments. Quand des gens me connaissent, et qu’ils arrivent tout d’un coup à oublier que c’est moi derrière, et que je fais partie de ce personnage et de cet acteur, ça veut dire que mon travail a payé. Après, je ne peux pas être dans la tête des gens, je ne peux pas avoir réellement conscience de ce dont vous me parlez. D’autant que je n’ai pas toujours couvert Leonardo.

Vous me faites une transition parfaite, puisqu’en effet, pour certains films comme Gatsby le magnifique, vous n’avez pas doublé l’acteur.  

Ça a commencé sur Inception, où le patron du studio qui distribuait le film en France a dit « Non finalement je ne veux pas de cette voix, je la trouve trop légère, trop jeune, il faut la vieillir ». Après ça, ils ont pris un autre comédien (Damien Ferrette, ndlr) et ils lui ont dit : « Il faut que tu fasses du Witecka, en un peu plus lourd. » J’avoue que quand le film est sorti en DVD (car je n’étais pas allé le voir au cinéma), j’ai voulu regarder pour me dire « Okay, on m’a viré, maintenant je vais essayer de comprendre pourquoi. » Et donc j’ai écouté et j’ai été un peu interloqué en me disant « D’accord, on me vire pour ça ». J’avais vu le film en VO, et après ça, je suis allé sur les scènes difficiles en VF. Et autant j’avais « les poils » et je ressentais l’émotion de voir certains passages en VO, autant je ne l’avais pas du tout en VF. Je n’ai pas compris. Après, c’est une autre alchimie, puis c’est tellement subjectif. Déjà, c’est toujours blessant d’être viré. Et après, je me suis dit « Tiens, c’est marrant parce que j’ai l’impression que tout ce qui fait l’authenticité de cet acteur, cette chose à fleur de peau, cette émotion qui jaillit, en fait il faut se foutre à poil pour la jouer. » C’est-à-dire qu’il ne faut pas jouer, il faut être. Et là, je l’avais pas, ça. Je me suis dit « Bah je comprends pas, tant pis ». 

Les films se sont succédé. Ce qui était drôle dans Gatsby c’est qu’il y avait et Leonardo Dicaprio et en même temps Tobey Maguire. Quand je l’ai vu de toute façon, je me suis dit qu’ils n’avaient pas intérêt à m’appeler, parce que je leur aurais dit « Alors là, tu peux toujours t’asseoir ». Ce qui m’a sauvé par la suite, c’est que beaucoup de gens n’étaient pas d’accord avec ce changement. L’équipe qui s’est occupée du Loup de Wall Street s’est dit « On a un truc énorme avec la présence de DiCaprio qui est omniprésent dans le film, qui est d’une densité incroyable, et ça ne va pas le faire avec le remplaçant. Donc, nous, on aimerait que ce soit toi, mais ce n’est pas nous qui allons choisir. Il y aura des essais entre toi et Damien Ferrette, sur des scènes, et c’est Scorsese qui choisira.» C’est comme ça que j’ai pu revenir au doublage de l’acteur, même s’il n’empêche que tout n’est pas tout à fait réglé. La « guerre » continue puisque, par exemple, pour Once Upon a time in Hollywood de Tarantino, comme c’était Sony qui distribuait le film et qui avait distribué le précédent (Django Unchained), ils ont voulu que ce soit le même acteur qui double.

Et qu’est-ce que vous avez ressenti, lorsque Scorsese lui-même a dit : « C’est Damien Witecka que je veux » ?

Déjà, j’étais super heureux, et honoré. En même temps, je suis arrivé pour l’audition comme un taureau dans l’arène. J’ai tout explosé, et je suis heureux que ça se soit passé comme ça.J’espère que ça continuera même si là, par exemple, pour le dernier Scorsese, il y a de nouveau eu des auditions. Donc même si j’avais fait tous les films de Scorsese et qu’à chaque fois il me choisit, il y a eu un essai avec une troisième voix ! Ce métier n’est pas facile, pas simple. Il y a des familles, pas forcément tout le temps du copinage, mais de temps en temps un petit peu quand même. On s’entend mieux avec tel ou tel… C’est comme ça.

Quel a été pour vous l’un des moments de doublage de Dicaprio qui vous a le plus porté, marqué, demandé plus d’efforts ou au contraire qui vous a totalement transcendé ?

« Transcendé », le mot est juste, parce qu’avec un acteur comme ça, on doit toujours se transcender. Avec un acteur comme lui, il y a un moment où si je suis juste moi-même, si je n’entre pas dans ce qu’il fait, ça ne suffit pas. Et je me suis entendu, parfois, sur des scènes, en me disant « Je suis à côté et ça marche pas, la magie n’opère pas. » J’ai beau avoir l’habitude de cet acteur… si je ne suis pas au bon endroit, si j’ai pas le moteur, ça  ne marche pas, il faut que je sois à sa hauteur. Dans Killers of the Flower Moon, il y a une scène assez dure à la fin du film. Une scène où quand je l’ai vue, j’ai fait : « Oh non… Oh non, non, non j’ai pas envie de jouer ça. »

Il y a des scènes qui vous rebutent à ce point ?

Ah oui, des scènes particulièrement violentes, comme ce moment où DiCaprio perd un de ses enfants.  

Ça a dû vous rappeler Shutter Island ?

Oui, sauf que quand je travaillais sur Shutter Island, je n’avais pas d’enfant. J’ai joué sur autre chose. Quand j’ai doublé la scène dans l’eau, avec les cadavres des enfants, j’ai vu l’intensité dans laquelle il était, et ce sont d’autres choses qui sont remontées en moi. À un moment, y’a toujours un truc où je pense à un souvenir, un jour où comme tout le monde j’ai vécu des choses pas forcément faciles. Et je me rappelle de moi, à cinq heures du matin, à hurler face à l’océan dans le Pacifique. J’étais sur une île, j’étais parti très, très loin. Je vivais quelque chose dans ma vie qui était très douloureux, et je ne le supportais pas. Alors, pour doubler la scène, je me suis dit : « Okay, allez, on part là-dedans. »

Pour la scène de Killers of the Flower Moon, quand je l’ai vue, j’ai demandé à ce que ce soit la dernière qu’on fasse, une fois qu’on aurait fini de doubler tout le film, qu’on termine là-dessus. On me met la scène, on me la remet plusieurs fois, je ne parle pas. Jusqu’à ce que je lève la main et que je dise « On y va, c’est bon ». On a fait une prise, une seule. Et ils se sont tournés vers moi et m’ont dit « On touche à rien, c’est ça » et j’ai dit « Tant mieux ». Parce qu’à chaque fois, j’essaye de vivre la chose le plus possible. Parce que je pense qu’on ne peut pas tricher. Quel que soit le personnage, je tente de les habiter le plus possible. Je pars de ce que fait l’acteur, et après il y a une part de moi qui se l’approprie, où je me dis : « Fais ce qu’il fait », et en même temps, il faut que je mette aussi ma sensibilité, ce que je suis moi, là-dedans, dans tout ce qu’il y a de plus intime. Parce que de toute façon, dans chaque chose artistique qu’on fait, plus on part de notre intimité, et plus on parle à un maximum de gens parce qu’ils vont se dire « Là, je me reconnais. » Il est là le travail de l’artiste en général : c’est de toucher les gens au cœur.

Un énorme merci à M. Damien WITECKA ainsi qu’à l’équipe TGS événements qui nous a offert l’opportunité de cette rencontre. 

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