Entretien avec Maxime Solito, journaliste et réalisateur Les Cinéphiles

Maxime Solito sur le tournage des Cinéphiles

« Si je te dis cinéma français, tu penses quoi ? …Malade ? » (extrait de Les Cinéphiles)

Premier film de Maxime Solito, Les Cinéphiles (2017) parle des cinéphilies à travers des entretiens croisés de personnalités du cinéma, journalistes, essayistes, cinéphiles et réalisatrices. Produit par crowdfunding, ce documentaire est aussi une charge contre le manque de représentation des minorités et l’absence de films de genre dans le cinéma français récent. À ce titre, il assume totalement son parti pris. Qu’on adhère au propos ou qu’on y soit réfractaire, il n’en reste pas moins que Les Cinéphiles interroge sur certains points aveugles et angles morts de la production française actuelle. Rencontre avec le réalisateur.

Pour voir le film, rendez-vous sur vimeo.

Bande-annonce :

Peux-tu te présenter et parler rapidement de ton parcours ?

Je m’appelle Maxime Solito, j’ai 33 ans, je viens d’une formation cinéma et journalisme, j’ai fait une classe prépa audiovisuel/journalisme, ça a débouché sur une école de cinéma à Paris, qui s’appelle le Conservatoire Libre du Cinéma Français. J’ai fait plusieurs boulots de montage depuis l’adolescence. J’ai un peu vagabondé partout, à 13-14 ans j’ai bossé comme projectionniste. Ça m’intéressait d’avoir cette expérience-là, de savoir ce que c’était. Et puis ça me donnait une excuse toute faite pour voir des films à longueur de journée.

J’ai fait du boulot de montage dès le lycée. À l’époque des TPE, – j’étais déjà très intéressé par la réalisation et le montage et je savais déjà que ma vie ne pouvait tourner qu’autour du cinéma -, j’étais dans une espèce de groupe où personne n’ose parler. Du coup, j’ai dit : « écoutez, moi je fais du montage, je veux me servir des TPE pour faire un film de présentation ». Ça a marché, c’était sur « la représentation de New York dans le cinéma », j’avais parlé de Die Hard 3 (John McTiernan, 1995), X-Men 1 (Bryan Singer, 2000), et j’avais fait un truc sur les comics, j’avais parlé de trucs dont on ne parlait pas à l’époque, genre Watchmen (Alan Moore/Dave Gibbons, 1986)… J’avais parlé du mélange entre les comics et la politique. Je m’intéressais aussi à la politique à ce moment-là, j’étais un petit peu énervé sur les bords assez jeune. Ça fait partie de mon parcours.

Suite à ça, un des profs à ce moment-là m’a branché sur un job de montage pour une association du coin. Je savais alors que si je devais en faire mon métier, il fallait que ce soit de la réalisation ou du montage. Je me voyais pas devenir acteur, parallèlement à ça j’ai fait dix ans de théâtre aussi, j’aimais bien ça. Mais c’était pas pour moi, moi je voulais être derrière la caméra, fabriquer des trucs, monter, écrire.

Après le journalisme s’est rajoutée là-dessus, de l’écriture, j’ai commencé en parallèle à écrire des critiques de films sur internet, sur des forums, des blogs, ça m’a fait repérer par des blogs un peu plus connus qui ont voulu que j’écrive pour eux, de fil en aiguille j’ai assisté à des projections, commencé à faire des « vraies critiques » (j’aime pas trop le terme), et j’ai été repéré par le rédac’ chef de Rockyrama. J’ai dit à moitié en déconnant « j’adore Rockyrama, je peux écrire un article si tu veux un jour », je lui ai envoyé un ou deux brouillons, et donc depuis, je suis officiellement journaliste. Parallèlement à ça, Rockyrama a une boîte de production et il se trouve que Nico Prat a entendu parler des Cinéphiles, il a dit au mec de Rocky, faut que vous voyiez ça… et du coup, maintenant je suis officiellement réalisateur pour Rockyrama.

Le truc bizarre, c’est que finalement c’est Les Cinéphiles que j’ai fait tout seul dans mon coin qui m’a amené à être réalisateur pour Rockyrama. Maintenant, je réalise pour eux des documentaires, des petits reportages à gauche, à droite, et je vais toujours aux projos, ce qui me fait très plaisir parce que comme ça, je peux aller au ciné gratuitement !

J’avais vu en effet que tu écrivais chez Rockyrama et, dans ton film, tu brosses un portrait assez peu reluisant de la presse française, en tout cas en ce qui concerne la pop culture

Ah ouais, ouais, j’en pense beaucoup de mal, je ne m’en cache pas. Avec Rockyrama, c’était assez logique qu’on s’entende sur les mêmes sujets, même si je pense que je suis un peu en marge, à ma façon de… mon côté un peu… comment je pourrais dire… “chieur”. Je pense pas que tous les critiques qui sont spécialisés dans la critique populaire, si tu veux, ou dans le cinéma de genre passent leur journée à se retourner la tête sur des trucs politiques, ou là en ce moment sur le harcèlement sexuel au travail par exemple. On est tous impliqués de différentes façons dans nos trucs mais moi j’ai un petit côté… j’essaie de m’intéresser, d’être éveillé à certains sujets en dehors du cinéma qui, pour moi, sont liés au cinéma parce que pour moi tout est politique et le cinéma fait partie de la politique. Les deux sont liés. J’ai fait un film militant exprès pour mettre un coup de pied dans le sujet et c’est autant l’un que l’autre.

D’ailleurs dans ton film, tu interviewes, en tant que réalisatrices, Emilie Jouvet (ndlr : réalisatrice connue pour ses films queer) et Céline Sciamma (ndlr : réalisatrice de Tomboy en 2011 et Bande de filles en 2014, entre autres), c’est vrai que ce sont quand même des choix, alors je sais pas si c’était volontaire…

C’est fait exprès. Si j’avais pu en avoir d’autres, engagées, extrêmes, radicales, que je connaissais, je l’aurais fait. Vraiment j’ai eu du bol qu’elles disent oui, qu’elles soient à fond derrière le truc, que ça les intéresse. À la base aussi, je devais avoir Virginie Despentes…

Oui, dans le film j’ai vu que tu citais son texte (ndlr : Virginie Despentes a écrit un texte à charge sur la place des femmes dans le cinéma, aussi bien dans les films que dans son industrie) je m’étais posée la question effectivement…

Je lui ai demandé, je suis allé la rencontrer en live, elle était vachement intéressée par le projet, je lui ai dit qu’il y avait Jouvet… en fait, l’idée n’était pas du tout de prendre son texte (qui avait fait un peu de bruit à l’époque, sur les femmes réalisatrices) mais de la faire intervenir sur les mêmes sujets que les autres, pour lui demander, à elle, en tant que non seulement auteure mais aussi réalisatrice (parce qu’elle a réalisé des films), son point de vue sur la place du cinéma du genre. Un peu comme Sciamma, elle est un peu extérieure à tout ça, elle ne fait pas de films de genre, tu vois pas Virginie Despentes réaliser un film d’horreur ou de science-fiction.

Mais quand tu regardes un film comme Baise-moi (Virginie Despentes/Coralie Trinh Thi, 2000) , tu sais que dedans il y a des notions de thriller, il y a des codes de films de genre. Dans King Kong Théorie (Virginie Despentes, 2006), que j’aime beaucoup, elle met une analyse de 20-30 pages sur le King Kong de Peter Jackson (2005), pour expliquer que King Kong est une femelle. C’est super intéressant et elle connaît le cinéma de genre, elle dit pas n’importe quoi dessus, elle a une vraie culture et une vraie passion pour ça. Ç’aurait été super intéressant pour moi de lui poser des questions, par exemple : « on donne un grand budget à Patty Jenkins pour réaliser Wonder Woman (2017), qu’est-ce que vous en pensez ? », il y a plein de questions que j’aurais aimé lui poser, mais finalement ça s’est pas fait .Ç’aurait été logique d’avoir le trio Jouvet-Sciamma-Despentes.

Capture d’écran pour Emilie Jouvet
Céline Sciamma
Virginie Despentes

Si je l’avais connue avant et si j’avais vu le film plus tôt, j’aurais demandé aussi à Julia Ducournau, la réalisatrice de Grave (2016). J’ai eu beaucoup de mal dans mon film à présenter des solutions aux problèmes présentés (représentation des femmes, manque de diversité, manque de films de genre…) et après que j’ai fini le montage du film, j’ai vu Grave. Je me suis dit « merde, je bataille pendant des années pour savoir comment présenter le problème et ce qui pourrait être le début d’une piste de solution, et y a un film qui arrive et ça résume tout ce que je voudrais voir », voilà. Et en plus c’est populaire, et en plus ça a du succès, c’est magique.

Je voulais vraiment que ça soit égal en proportion en nombre d’hommes et de femmes intervenants, ou qu’il y ait plus de femmes. Parce que ça ne se fait pas normalement, les documentaires sur le cinéma en France, la plupart du temps, c’est que, que, que des hommes, et a fortiori que des hommes blancs et hétérosexuels. J’ai vu plein de trucs, à chaque fois que tu vois un historien, un critique, un journaliste, un réalisateur… toujours, toujours, toujours les mêmes mecs blancs. À partir du moment où tu parles de représentation, il était hors de question de faire un film où il n’y avait pas autant de femmes que d’hommes. Là où je n’y suis pas arrivé dans le film, c’est qu’il y a un homme de plus, ce qui me fait un peu chier, mais j’ai essayé d’équilibrer ça sur le temps de parole. Par exemple, j’ai mis plus temps de parole pour Sciamma.

Les Cinéphiles, c’est ton premier film… quelle a été ton expérience du tournage, de l’écriture, du montage ? Est-ce que ça a été éprouvant ?

Une énorme galère. Réaliser un film, ça revient à se ronger les deux bras… C’est une bonne expérience. Je le recommande pour les gens qui se demandent ce que c’est que la souffrance. Psychologiquement, vraiment, c’est comme si tu devais créer ta propre religion. Voilà, et tu dois écrire ta Bible, ton Nouveau Testament et dire « voilà quelles sont les règles, voilà comment ça marche ». C’est un film de compromis. Je pars d’une vision, ou même, je veux que ça soit beau, que ça ressemble à ça… mais non, ça sera pas aussi beau que ça, la moitié de tes scènes, tu vas les couper. Tes scènes préférées ne seront pas dans le film, tu pourras même pas les tourner, ça tu peux pas faire, ça tu peux pas faire, etc. Faire le compromis avec le réel, c’est chaud, mais une fois que t’as conscience de ce que tu peux faire et ne peux pas faire et que tu l’acceptes, c’est là où tu peux enfin commencer à créer des trucs et t’éclater.

J’ai mis un an à l’écrire, parce que j’ai retourné cinquante fois chaque idée pour savoir, chaque scène, chaque question que je devais poser pour savoir si ça marchait… si c’était trop radical, trop spécialiste, trop grand public, si je creusais bien le sujet… ce qui m’a beaucoup aidé, c’est ma compagne qui m’a suivi pendant toute l’écriture et m’a retourné chaque idée, en disant « ça, ça veut dire quoi, qu’est-ce que tu veux faire avec ça ? ». Ça m’a forcé à fabriquer quelque chose qui soit compréhensible par tous, sans que ce soit juste pour moi, en fait. Trouver un moyen de communiquer mes idées avec des gens qui n’ont aucune idée de ce que c’est que le problème du cinéma français aujourd’hui, arriver à trouver un truc qui ait du sens, un début et une fin, qui raconte vraiment quelque chose.

En gros, j’ai mis trois ans à le faire. Au début, il fallait le financement, je me suis rendu compte que ma seule option était de passer par une plateforme kickstarter, ça a marché. Ensuite, il a fallu tourner, ça a pris plus d’un an, puis plus d’un an de montage, et ensuite il a fallu terminer par la post-production, l’étalonnage et le mixage, plus quelques effets spéciaux… Ça a pris des mois et des mois pour que j’arrive à fabriquer la version qui existe aujourd’hui en dvd. La fameuse question des dvd’s, ça a aussi été une prise de tête pas possible, et aussi à le faire projeter en salles parce que a fortiori le film n’était pas destiné à avoir ne serait-ce qu’une projection.

Tu montres que l’Histoire du cinéma français est aussi celle du cinéma de genre, quelque chose qu’on a un peu oublié finalement aujourd’hui, et qu’on nous a fait oublier un peu aussi. Est-ce qu’il y a un film de genre français que tu affectionnes particulièrement ?

Grave (Julia Ducournau, 2016), ce qui est bien c’est qu’il est récent, il parle vraiment de problématiques actuelles, il est moderne dans sa réalisation, moderne dans son écriture, dans son jeu d’acteur, même visuellement. Il symbolise pour moi… non seulement ce que j’aime voir, enfin pas uniquement puisque ce que j’aimerais voir, c’est un Avatar français, un Die Hard français, un Evil Dead français… si je commence à faire une liste de mes fantasmes, je ne m’arrête plus. Grave au moins c’est un film authentiquement français, c’est pas une adaptation, c’est pas un truc qu’on a piqué aux américains, c’est pas un truc qui vient d’un bouquin, d’une pièce de théâtre, ce qui est très important parce qu’en France, il y a beaucoup, beaucoup de films qui viennent soit de romans français… le dernier Albert Dupontel (ndlr : Au revoir là-haut, 2017) par exemple, un film qui a peu de budget, qui a quelque chose à dire, qui a l’air super intéressant, mais c’est pas une oeuvre qu’a imaginé Albert Dupontel. Ça vient d’un livre qui a eu le Prix Goncourt, qui s’est vendu déjà à beaucoup d’exemplaires, ç’aurait pu rester un livre et ç’aurait provoqué de drame pour personne. C’est pas un film sur la Première Guerre mondiale qui va manquer au cinéma français, il y en a eu plein.

Affiche de Grave – Source : IMDB

Alors qu’un film sur une nana qui devient cannibale, ça n’arrive pas tous les jours, c’est intéressant. Mais surtout, ce que moi je trouve génial dans le film, c’est que c’est fun. Tu ne t’emmerdes pas dans le film, tu es pris dans l’histoire, ça raconte quelque chose. Tu peux ne pas aimer le film, rester hermétique évidemment, mais si tu t’identifies un minimum à l’histoire, t’es dedans, enfin ça te parle vraiment, ça te parle de quelque chose. Tu peux pas sortir de la salle sans penser au film. T’es obligé de repenser à ce que t’as vu, ce que ça veut dire pour toi et à trouver toi-même le sens. C’est vraiment l’antithèse d’une part des Tuche 2, 3, 4, des comédies à la con, des Dardenne, des films qui sont sélectionnés à Cannes en ce moment. Et c’est tout ce dont on a besoin à mon avis en France, non seulement pour que ce soit plus juste en termes de ce qu’on nous montre…

Tu dis aussi dans la fin de ton film que c’est « une déclaration de guerre ». Ça fait penser, en voyant ça aujourd’hui, aux réactions militantes à la programmation et la venue de Polanski à la Cinémathèque par exemple, comme aux accusations nombreuses d’agressions sexuelles outre-Atlantique…

La manif devant la cinémathèque, pour moi c’est… Ça fait partie de la guerre. C’est une bataille et cette bataille, ça fait partie de la guerre. C’est eux contre nous. Eux, ça en fait partie, la Cinémathèque, ça en fait partie, le fait de dérouler le tapis rouge à un violeur pédophile, et pas seulement à son œuvre et pas seulement à ses films, ça fait partie vraiment du problème selon moi. Si je devais refaire le film aujourd’hui, il y aurait vingt minutes de plus, ne serait-ce que sur ce qui se passe en ce moment sur les accusations d’agressions sexuelles et sur le fait que le patriarcat, d’une manière ou d’une autre, contrôle et gangrène le système, mais dans tous les domaines, partout, partout, partout, pas qu’au cinéma mais dans la société, dans tous les corps de métier.

Si on protège ces gars, si on continue à les applaudir, à les soutenir, à les recevoir, comme si rien ne s’était passé, parce que c’est des artistes, mais ça veut dire qu’on se met en dehors de la société alors, en dehors de la loi. C’est un juste retour de bâton qu’aujourd’hui on commence enfin à gueuler dessus.

Roman Polanski à Cannes en 2013

Quand tu vois les déclarations de Frédéric Bonnaud (directeur de la Cinémathèque française de Paris), comme quoi c’est pas la vocation de la Cinémathèque de prendre position, d’être une entreprise de gauche, ou de juger les gens etc, alors que le fait même de recevoir Polanski, c’est prendre position : ça veut dire qu’on applaudit la personne. On ne différencie pas l’artiste de la personne, c’est quelque chose d’impossible, ou alors tu m’amènes une tronçonneuse et on fait moit’ moit’. Je pense vraiment que c’est le genre de trucs qui doit nous nourrir, qui doit nourrir notre colère, c’est normal que ça nous énerve et c’est normal qu’il y ait des actions qui soient menées. J’applaudis de toutes mes forces toutes les actions qui sont menées comme ça. Quand il y a eu une journée de manifestation des travailleurs de la Cinémathèque, les mecs ont commencé à virer des gens un par un, et en réaction à l’occupation de la Cinémathèque, Bonnaud et Costa Gavras (ndlr : Président de la Cinémathèque française), réalisateur socialement engagé, ont rameuté les flics et les CRS pour virer les gens à coups de pieds au cul et matraque à la main, lacrymogène dans l’autre. Chaque bataille compte.

Au départ, mon discours de fin, il était beaucoup, beaucoup plus violent… et en gros je disais que… Il faut brûler ces endroits. Il faut les cramer métaphoriquement mais faut les cramer. La Cinémathèque il faut la cramer. Le CNC il faut le cramer. Mais vraiment. Il faut virer chaque personne qui les dirige, parce que toutes leurs actions ont été mauvaises jusque-là et c’est pas eux qui vont changer d’avis et c’est pas eux qui vont changer leurs propres règles. Ce serait aller contre leur propre intérêt de changer les choses puisque jusque-là, tout a été fait pour les avantager. Pour que ça change, il faut que les gens qui les dirigent changent, et pour ça il faut virer tout le monde.

C’est pour ça que j’appelle à une vraie révolution. Il y a une génération entière qui est moisie, qui est en train de nous tuer tous, d’une manière ou d’une autre, quand c’est pas nous tuer c’est agresser les femmes, c’est agresser sexuellement les enfants, c’est vraiment commettre des vrais crimes. Ces gens-là faut les stopper, faut les virer un par un, et les bannir de ce monde-là, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus un et qu’on rebâtisse les choses avec des gens en qui on peut avoir confiance. On peut poser un minimum de règles pour dire : « ok s’il y a un mec qui a été condamné à de la prison ferme pour des crimes, bah il n’a pas le droit de toucher à une caméra ». Ou s’il le fait, il le fait par ses propres moyens. Il ne faut pas qu’il soit financé par l’État, pas financé par le CNC, et pas financé par les chaînes de télévision. C’est un minimum de respect, de l’éthique, de la vie humaine. Parce que cette petite base-là, on ne l’a pas en ce moment.

J’ai l’impression qu’en France en tout cas, on a un public divisé entre ce public-là, très réactif, militant et un public peut-être  un peu plus « de masse » disons… on a eu l’occasion d’échanger avec Jean-Baptiste Thoret,  que tu dois connaître, tu n’es pas toujours d’accord avec lui j’imagine, qui dit en gros que si on a encore des Avengers version 99, c’est aussi la faute du public. En déplaçant au contexte français…

Thoret dit “évidemment qu’il y a un Avengers 24 vu que les gens vont le voir”. Et évidemment puisque pendant 30 ans, 40 ans, il y a une partie du public dit “geek” qui a réclamé ces films, ne les a pas eus, les a attendus, a refilé cette anticipation à la génération d’après, maintenant que ces films deviennent des immenses blockbusters, évidemment que les gens vont les voir, parce que ça répond à une attente. Justice League (Zack Snyder, 2017), pour ne prendre que celui-là, ça fait vingt ans que je l’attends, je vais le voir au cinéma, je paie ma place pour aller le voir. Je suis très déçu que le film soit nul, mais j’ai tellement attendu le film que c’était hors de question que je n’aille pas le voir. Ce serait renier ma culture et ma passion pour le genre que de ne pas aller le voir. Si Thoret dit ça, c’est ne pas prendre conscience d’où part le public, parce que pour lui le public c’est une espèce de masse informe – je pense, c’est mon jugement sur lui – qui gagnerait beaucoup à voir des films de Michael Mann (ndlr : réalisateur fétiche de Thoret qui nous a confié par ailleurs préparer un livre sur lui), des films des années 70 et hop, s’arrêter là, aux 70’s, et surtout, surtout, surtout, ne pas voir ce qui a commencé à partir des années 80 parce que là ça part en couilles… Là, c’est fini, le cinéma est mort. Il a l’outrecuidance de se définir comme le dernier des cinéphiles. Je rêve ! Ça me fait penser à un film qui s’appelle The Omega Man (ndlr : Le Survivant en France, 1971) avec Charlton Heston, en gros il y a un mec seul au milieu d’une ville, entouré de zombies, et il est là « putain je suis le dernier être humain sur Terre, je suis le dernier des derniers ». Mais en fait, ce dont il se rend pas compte, c’est que y a une autre humanité, c’est juste qu’elle a évolué vers autre chose, c’est pas lui le dernier des humains, c’est lui le dernier des vieux cons, c’est tout. Thoret se rend pas compte que… on est en 2017, et il y a des films de 2017 qui répondent à une demande d’un public de 2017.

The Omega Man 

Donc oui c’est normal qu’on ait des comédies à la con en France et qu’on continue à les produire, ça marche ! Les gens vont les voir. Je sais pas s’ils les aiment, je pense que la plupart les aime, mais c’est à défaut, parce qu’il n’y a que ça. C’est une hypothèse mais, peut-être que s’il y a un film aussi violent que Grave, mais tourné façon comédie, comme un Edgar Wright, ou même un truc d’action, avec de la vraie action bien filmée dedans, course-poursuite, avec de l’humour, qu’on lui proposait ça et qu’à côté on lui proposait une comédie comme Camping 5, et qu’on les mettait dans le même nombre de salles, aux mêmes horaires, je suis vraiment pas persuadé que Camping 5 gagnerait… Je pense que si les deux films étaient vendus de la même manière, avec la couverture médiatique, la présence à la télé, les affiches, les magazines… je pense sincèrement que le meilleur des deux films l’emporterait au box-office. Le public n’est pas débile. Si tu lui fais apprendre ce qu’est la qualité, il peut y prendre goût. Effectivement il y a une situation où là, c’est un peu la merde, mais… Il ne tient qu’à une poignée de producteurs de chaînes de télé, de décisionnaires, de produire des bons films, inventer les choses dans un premier temps, puis faire basculer tout le truc.

On parle beaucoup de films de genre, mais pour revenir au documentaire, quels ont été ceux qui ont pu t’influencer pour Les Cinéphiles ?

J’ai eu plusieurs influences pour Les Cinéphiles. Il y a eu une influence qui est complètement pragmatique et pas du tout passionnelle, celle de Michael Moore. Je suis pas forcément fan de Michael Moore, de ses méthodes mais je reconnais qu’il est très populaire et que sa manière d’aborder le sujet fait que sur certains films, on a été obligés de l’écouter. Pour qu’on prête attention à son propos, il a fait un truc vraiment simple, il a construit ses documentaires sur des structures de films classiques : une situation initiale, un conflit, des héros, des méchants, et une résolution. C’est très visible dans Bowling for Columbine (2002) qui a comme méchants Charlton Heston et la NRA (association de défense des armes). Charlton Heston, c’est la personnification de ce qui ne va pas aux États-Unis, dans ce film-là sur la question des armes. Et en même temps il y a quelque chose de hyper symbolique dans le film parce que Charlton Heston, c’est un monument du cinéma (Ben-Hur en 1959, La Planète des Singes en 1968, etc). Ce qui est intéressant dans le film c’est que ça se résout par Michael Moore qui se fait virer par coups de pieds au cul par Charlton Heston, et Michael Moore qui pose la photo d’une petite fille qui s’est fait tuer par arme à feu au pied de la baraque de Charlton Heston. Ce qu’on peut trouver extrêmement douteuse comme méthode, et à raison. Mais je trouve ça intéressant qu’il y ait un méchant dans le film, les gens peuvent se dire « putain mais c’est vrai qu’il y a plein de gens comme lui et ça déconne qu’il y ait des gens comme lui ».

J’ai répété la même chose dans Les Cinéphiles, avec le type du CNC. Le directeur du CNC c’est mon Charlton Heston. Dans la vie, il a du goût pour le cinéma de genre… Mais le mec, dans sa position de pouvoir, il prend quand même des positons qui favorisent la comédie et le drame, mais jamais le reste. Il peut me servir de levier dans le montage et dans la structure de mon propos pour faire comprendre aux gens qu’à partir du moment où ils sont au pouvoir et prennent les décisions, forcément tout le reste ne peut pas avancer. Ça reste bloqué. Le mec se dit « bah le genre ça n’existe pas en France, les gens n’ont pas cette culture-là, je vois pas de problème ». Le mec n’a même pas conscience d’à quel point ça n’existe pas, parce que quand je lui demande le pourcentage de films de genre aujourd’hui, il dit 30 et 40% et, basé sur de vrais chiffres, je lui sors 4% et le mec n’en revient pas, il est abasourdi.

Il y a eu deux autres influences primordiales, c’est celle de Guy Debord, artiste, sociologue, philosophe… en tout cas c’est un mec qui a beaucoup compté dans l’activisme du cinéma français et a eu une énorme influence sur les techniques de montage de beaucoup d’autres, notamment Michel Hazanavicius.

C’est ma troisième influence pour le film, Hazanavicius, qui a fait La Classe américaine (1993), qui est très inspiré en filigrane des écrits de Debord. L’idée de se servir du cinéma pas seulement pour ce qu’il représente… dans La Classe américaine, t’as John Wayne qui fait du John Wayne, mais t’as aussi John Wayne qui dit que le fascisme c’est mal, l’intolérance c’est mal, l’homophobie c’est mal. À la fin du film, le personnage de John Wayne se révèle être homosexuel, complètement à l’aise avec sa sexualité, etc. Le fait de détourner le cinéma pour faire dire des choses qui sont notre vision du monde, ça a vachement participé à l’écriture et au montage des Cinéphiles.

Il y a aussi un film qui s’appelle Room 237 (Rodney Ascher, 2012), qui m’a complètement bouleversé quand je l’ai vu. Je me suis dit si lui peut faire ça, moi je peux tout faire. Il utilise toutes les images de films qu’il veut, sans aucune contrainte, il les remixe à sa sauce et chaque image n’est pas soulignée pour son sens premier, mais c’est au spectateur de faire le lien entre cette image-là, l’image d’avant et l’image qui suit pour comprendre ce qu’on veut dire. Les Cinéphiles, j’aurais aimé que ce soit ça, que des images de films, qu’on ne voit pas les intervenants, qu’on se laisse porter par le propos des gens. Que ce soit de la pensée, pas écrite mais imagée. Je n’y suis pas arrivé parce que finalement je me suis dit que c’était plus sage de faire un documentaire « normal » pour faire comprendre mes idées mais dans l’idée je voulais vraiment partir dans un truc expérimental. J’en ai parlé à personne sur Terre, mais ce serait vraiment parti dans un trip où il y aurait eu juste de la politique, des images, et des images de la politique.

Room 237 est un documentaire qui revient sur certaines théories de fans vis-à-vis du film Shining de S. Kubrick

Est-ce qu’on peut te retrouver bientôt sur d’autres projets ? Quels sont tes projets réels et tes projets rêvés ?

Rockyrama m’a engagé sur des trucs, mais je ne peux pas trop en parler. Il y a des trucs qui vont être diffusés à la télé en 2018 en réal’ pure. Il y a de gros projets qui sont en train de se faire, ça parlera toujours de culture populaire. À côté de ça, j’ai encore des projets rêvés, que j’espère faire avec Rockyrama ou d’autres, qui parleront encore de cinéma, complètement extérieur au cinéma français ou de genre, des questions de cinéma qui n’ont pas été abordées encore en documentaire, sur certains réalisateurs, acteurs, certains parcours, certaines parties précises de l’histoire du cinéma, etc.

Je veux juste faire des films qui ne soient pas politiques au premier degré, il y a un film que j’ai très envie de faire ; c’est un portrait d’un réalisateur (par exemple), sans angle politique affiché dans le film mais le fait même d’en parler, de son propos et sa vision du monde, révèle un propos engagé sur la vision du monde. Faire comprendre la signification de l’oeuvre de cette personne peut me permettre de passer des pensées politiques, peut-être même de façon plus fluide et subtile qu’avec un film comme Les Cinéphiles, où c’est dit d’entrée : « c’est la merde, eux c’est des cons et on a raison ».

Donc plus documentaire que fiction ?

Plus documentaire, parce que pour l’instant j’ai aucun espoir d’avoir des projets de films de genre réalisés, mais il se trouve que j’ai écrit un traitement de film de genre pour le CNC qui n’a pas marché, évidemment. C’est très proche de John Carpenter, des conflits sociaux actuels, ça parle de Macron, du patriarcat, de la façon dont les personnes non blanches, notamment les personnes arabes et musulmanes sont traitées en France, le tout dans un film d’horreur et d’action et traité sous un angle fun. J’ai l’espoir que plus je réalise des films documentaires, plus j’avancerai dans le milieu et je pourrai avoir champ libre pour réaliser, un jour qui sait, un film de genre. Mais si un jour je réalise un film de genre, j’espère que ce sera en France, si jamais c’est pas possible, je me tournerai sans problème vers d’autres pays qui eux pourraient le financer. Je vois plein de réalisateurs qui partent à l’étranger et je pense qu’il s’éclatent bien plus là-bas que chez nous. Pour prendre l’exemple de Julien Maury et Alexandre Bustillo qui ont réalisé À l’intérieur (2007), et sont aujourd’hui incapables d’avoir un financement en France alors qu’à l’étranger ils viennent de réaliser un préquel de Massacre à la tronçonneuse (Leatherface, 2017) sans problème. Je pense vraiment qu’il y a un Eldorado pour les réalisateurs français pour les films de genre et c’est partout sauf en France.

Propos recueillis par Listener

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