Le réalisateur Gaspar Noé était présent à Toulouse, à l’American Cosmograph, pour présenter son nouveau long-métrage : Vortex. Nous étions présents quand le réalisateur a pu échanger avec le public autour de ce nouveau film qui aborde la maladie d’Alzheimer et par extension l’idée de la fin de vie. Les personnages sont campés par un trio d’acteurs aussi improbables qu’extraordinaires, à savoir Alex Lutz, Françoise Lebrun et le réalisateur de Suspiria Dario Argento.
Pour commencer, c’est quoi Vortex ?
Vortex parle d’un couple d’intellectuels: lui (Dario Argento) est critique de cinéma et elle (Françoise Lebrun) est psychiatre à la retraite, tous deux très âgés. Dans ce quasi huis-clos, on assiste à la dégénérescence du personnage de Françoise Lebrun atteinte de la maladie d’Alzheimer. Arrive alors leur fils (Alex Lutz), un intermittent héroïnomane qui a du mal à gérer sa propre addiction, celle de sa compagne et la garde de son fils mais qui devra en plus de tout cela gérer la fin de vie de ses parents vieillissants. Noé voulait faire de ce personnage du fils un «looser pathétique qui n’a pas les épaules pour s’occuper de ses parents» et donc touchant dans sa fatale incapacité à gérer la situation.
Il apparaît d’abord qu’au sein de l’œuvre de Gaspar Noé, ce film semble neuf, unique et particulier. Loin de l’ultra-violence et des trips sous acide d’Irréversible ou encore de Climax, Vortex s’exprime dans une lenteur pesante, une absence d’actions à proprement parler, comme un portrait sensible d’un espace mental en pleine déliquescence. Cet espace mental en perdition se traduit formellement par l’utilisation d’un procédé cher à Noé et déjà employé dans Lux Aeterna : le split-screen. Ce procédé consiste à diviser l’écran en deux parties, deux plans distincts qui se juxtaposent simultanément. Ici, le dédoublement de l’image fracture l’espace et désordonne les perspectives comme par expression d’un esprit lui-même fracturé et désordonné. Se repérer dans l’espace devient bien plus compliqué pour le spectateur et une fissure, une brisure vient littéralement entamer jusqu’aux corps des acteurs, rompant également le lien entre Dario et Françoise.
C’est ce qu’explique alors le réalisateur : « Dario et Françoise, en fait à ce moment-là de leur vie, ne sont plus ensemble, ils le sont physiquement mais pas mentalement. C’est deux vies distinctes, disloquées qui vivent sous le même toit mais plus dans le même espace psychologique ». Ainsi même lorsque Dario tend ses mains pour attraper celles de Françoise, le lien, le pont créé entre les deux plans est tout de même brisé, rompus par la séparation des deux cadres. Par ailleurs, le split-screen permet l’expression et surtout le maintien d’un certain dynamisme dans ce huis-clos où les corps peinent à se mouvoir et où la lenteur simple serait mortifère. Ainsi, la dissociation de l’image en deux cadres dédouble les mouvements et les rend ainsi plus vivants.
« Pourquoi avoir fait ce film si particulier au sein de votre œuvre ? »
Le réalisateur raconte au public que, pendant un énième confinement, des producteurs lui ont demandé s’il pouvait concevoir un récit à peu de personnages et se déroulant dans un endroit confiné comme un appartement par exemple. Gaspar Noé venait alors d’assister à de longs mois difficiles accompagnant la « sénilité » et la fin de vie de sa propre mère. Il écrivit alors cette histoire autour de l’extrême vieillesse dans un scénario de seulement dix pages.
Ce scénario, dit-il, qui n’arbore ni violence physique ni séquence de trip, aborde un sujet plus consensuel, plus universellement touchant, parlant beaucoup au CNC. Ce dernier lui accorda instantanément une avance sur recettes (système de financement d’un film par le CNC) ce qui ne manqua pas de le surprendre, lui qui peine tant en général à trouver ses financements. Il contacte alors les acteurs ( Dario Argento et Gaspar Noé sont amis) et son ami décorateur Jean Rabasse (Climax, Delicatessen, La Cité des Enfants Perdus, etc.) qui acceptent très vite de participer au projet.
Ce dernier, Jean Rabasse, eut pour rôle de constituer, donner vie au quatrième personnage de l’histoire : l’appartement. A partir du lieu vide, il a dû créer un espace qui doit sentir la vie, et par-delà la vie, la fin de vie. Cet appartement renferme toute l’identité de ce couple, tout le foisonnement de leurs penchants intellectuels. Il y a un très grand nombre de citations visuelles à ceux que Dario Argento définit comme les « éternels du cinéma » : Fritz Lang, C.T Dreyer, Luis Bunuel, etc.Le lieu est l’antre de cette vie mentale, psychologique du couple. Ils y ont vécus toute leur vie, ainsi l’appartement devient l’expression matérielle, tangible d’une vie. Jean Rabasse et Gaspar Noé ont d’ailleurs décidé de «laisser moisir des fruits et légumes et de ne pas faire le ménage sur le décor afin que l’appartement accompagne véritablement cette fin de vie. Sur le tournage, les lieux sentaient véritablement l’appartement de personnes âgées qui ne peuvent plus s’en occuper.»
Par ailleurs, l’appartement accompagne la fin de vie mais surtout, subsiste à la mort: les gens meurent mais l’appartement reste. Le film se clôture d’ailleurs sur un enchaînement de plans de l’appartement se faisant vider progressivement. Comme métaphore d’une vie qui petit à petit s’efface et dont les preuves, les souvenirs disparaissent progressivement. Le lien avec la maladie d’Alzheimer est ici évident mais pas pour autant grossier. Dans The Father, Florian Zeller avait déjà utilisé ce motif de l’appartement qui se vide en métaphore d’une mémoire trouée, d’un espace psychologique qui se vide lui aussi. La mort est alors montrée comme un effacement, un effacement de souvenirs, un effacement du lieu qui les faisait exister, jusqu’à un effacement du corps lui-même : la mort de Dario et Françoise est symbolisée à l’image par un fondu enchaîné, qui dissout entièrement les visages des personnages.
Comment se sont passés le tournage et le montage ?
À Gaspar Noé de nous citer Jean Eustache (La Maman et la Putain) avec cette phrase : « tu auras beau tourner chaque plan dix fois, tu garderas toujours celui où il y a eu un accident ». Car oui, pour Noé, le cinéma c’est la recherche de l’accident, de ce moment où la caméra capte un moment de pur hasard et donc de sublime beauté. Il aime travailler avec de courts scénarios non dialogués et en improvisation quasi totale. Le réalisateur ajoute à ce moment-là « Pour Enter The Void j’avais écrit un énorme scénario de 120 pages dialoguées et très écrites, mais le film a été un échec total. Faut croire que je suis meilleur pour improviser et laisser le hasard filer mes récits. » En effet, aucun des dialogues de Dario ne sont écrits et ils sont pourtant tous géniaux.
Gaspar Noé expliquait que le split-screen nécessite un gros travail de réflexion à l’image et au montage. Bien qu’accompagné du très talentueux directeur de la photographie Benoît Debie (Irréversible, Calvaire, Spring Breakers, Love, Les frères Sisters, Climax, etc.), Gaspar Noé aime cadrer ses films. Bertrand Blier disait d’ailleurs de lui « c’est un gars qui sait ce que c’est qu’une caméra ». Ainsi monteur/cadreur de ses films, Noé a eu plaisir d’avoir deux acteurs qui sont aussi réalisateurs (Alex Lutz et Dario Argento) afin qu’ils puissent « se diriger eux-mêmes », laissant toute la place nécessaire à Noé pour s’occuper de l’image avec Benoît Debie. Noé donnait donc quelques indications à ses acteurs mais les laissait librement évoluer dans l’espace et interagir les uns avec les autres. Ce qui donne ici lieu à des scènes presque « mal écrites » avec des répétitions, etc. qui semblent être captées du réel.
Pour la scène à table avec le fils d’Alex Lutz, Noé indique au jeune acteur de continuer à taper ses petites voitures l’une sur l’autre quoi qu’il arrive pour donner une “hystérie” à la scène. Cet élément de direction que n’avaient pas les autres acteurs donna lieu à une séquence très particulière les poussant ainsi dans leurs retranchements. Françoise Lebrun se mit à réellement pleurer alors que ce n’était pas prévu. Ce moment de hasard, cet « accident » est d’un tel réalisme, d’une telle beauté, d’une telle puissance qu’elle fut conservée au montage. Tout le film s’articule autour d’improvisations et exulte de plusieurs moments de hasard. Comme par exemple le fils d’Alex Lutz qui voulait juste observer une scène et qui se retrouve en fait silencieux dans le cadre, à l’arrière-plan alors que son père est en train de se droguer.
Pour ce qui est du montage, il a été demandé à Gaspar Noé pourquoi lorsque le personnage de Dario Argento décède, le cadre restant ne récupère pas l’entièreté de l’image. Le split-screen est conservé laissant un cadre noir, vide. Noé explique alors que lorsque sa mère est décédée, il a ressenti un vide permanent autour de lui. Ce cadre laissé vide symbolise un trou, un manque laissé par la disparition d’un proche. Par ailleurs, le montage du film apparaît comme étonnant avec des fondus au noir de quelques secondes entre chaque plan. Gaspar Noé considère le montage classique comme « artificiel et fainéant ». Il ajoute « Dans les rêves les images ne s’enchaînent pas en cut, c’est plutôt des fondus, du noir et blanc sans dialogue. En fait, je trouve plus naturel de passer d’un plan à l’autre avec une sorte de clignement d’œil d’un quart de secondes plutôt qu’en agglutinant les plans les uns aux autres. » À moi d’ajouter alors que ces « clignements » au montage figurent également bien cette notion d’effacement qui est le fil rouge du film. Ces passages au noir aussi courts soient-ils nous éloignent, nous perdent. Tout comme le split-screen fracture l’espace, le passage au noir fracture le temps. Tout est désordonné, disloqué, effacé et ce jusqu’au montage lui-même.
Pour conclure, Vortex est-ce que c’est bien ?
Comme souvent chez Noé, on retrouve le générique en entier au début du film. Après le dernier plan du film, les lumières de la salle de cinéma s’allumeront, nous ramenant brutalement au réel comme au réveil d’un cauchemar où la réalité est subitement agressive, sans cette douce transition que permet normalement un générique de fin de film. Vortex est un lent cauchemar où le temps et l’espace se disloquent autant que les personnages vieillissants.
L’aspect documentaire, comme une tranche de vie captée sans artifices s’oppose frontalement à cette esthétisation de la déliquescence psychologique, spatiale et temporelle. Le film avance lentement vers l’inéluctable, l’inexorable, la fatalité du décès. L’enjeu de ce récit n’est pas de savoir s’ils vont mourir, claire évidence dès le début du film, mais plutôt d’observer cette dégénérescence, ce moment de bascule lente et terrible. Un peu comme Haneke l’avait déjà montré dans Amour en 2012 mais sans ce renouveau esthétique qu’apporte Gaspar Noé et son sens de la symbolique plastique de l’image.
Par ailleurs, tout au long du film, il y a comme un refus de nommer Alzheimer. Non par peur ou tabou du mot mais plutôt pour parler plus que d’une maladie spécifique, pour parler de cette déliquescence, cette dégénérescence de la grande vieillesse qui peut prendre une infinité de formes. Ce film ne parle pas tant de la maladie en elle-même que de ce moment, ce crépuscule de la vie et cet après, ce qui reste après la mort : le vide, l’absence mais aussi la présence matérielle, les traces physiques, les souvenirs, la tristesse qui finissent eux-même par s’effacer avant de disparaître à leur tour.
Par ailleurs, ce film s’isole de l’œuvre de Gaspar Noé, se détachant de ses précédents. Le réalisateur explique que cette histoire n’a «rien à voir avec le fluo des danseurs de Climax, chaque sujet a son espace et sa palette de couleurs propre». Le genre, le rythme, ou encore la chromaticité dénotent du reste de la filmographie de Noé sans toutefois oublier certains de ses motifs récurrents persistants. Ainsi, ça parlera autant aux fans du Noé qui fait du Noé qu’aux néo-spectateurs pour lesquels la violence habituelle de ses films peut brusquer ou laisser de côté. Un film de pleine maturité entre rupture et continuité, qu’il faut avoir vu pour comprendre l’importance de ce réalisateur dans le renouvellement des formes cinématographiques françaises.