Beaucoup d’encre coule au sujet du nouveau film de Maïwenn, présenté en ouverture du Festival de Cannes 2023 (« hors compétition »). Tour à tour érigé en long-métrage féministe ou en production douteuse, voire égocentrée, la réalisatrice met en scène le portrait de la comtesse Jeanne du Barry, et principalement son histoire d’amour passionnée avec le roi Louis XV. Par un regard résolument moderne et engagé, Maïwenn propose sa vision d’une « fille de rien », peu à peu transformée en l’un des personnages les plus importants de la cour de France.
Retour sur un biopic contesté, qui vient pourtant confirmer le talent et la sensibilité élégante d’une cinéaste primordiale.
Versailles irradie, tour à tour grandiose et intimiste, au cœur d’une mise en scène simple, mais efficace.
L’exercice est le même pour tous les réalisateurs qui s’y attèlent : comment rendre hommage à ce palais de tous les fantasmes sans tomber dans le piège des sempiternelles vues de ses jardins, de sa galerie des Glaces, de ses fontaines ? Avec une humilité judicieuse, Maïwenn installe sa caméra là où il le faut, quand il le faut. Tel un marqueur temporel précieux, les plans de Versailles jalonnent l’évolution de Jeanne du Barry tout du long de son ascension à la cour : depuis les premières visions un matin baigné d’une lumière chaude, jusqu’aux adieux froids au crépuscule, en passant par ses marches inondées de soleil à midi. De même, le jeu des saisons qui défilent souligne un peu plus la beauté du palais des rois. Il rend plus présente encore la sensation d’assister à un conte dont chaque volet peut précipiter le destin de son héroïne. Entre les mains de Maïwenn, Versailles est mise à l’honneur : ses usages pompeux sont régulièrement tournés en ridicule, sans pour autant que le faste des lieux en soit amoindri. Oui, à la cour, on s’ennuie. On mange beaucoup, on boit avec excès, on joue trop. Pourtant, c’est avec une aisance déconcertante que l’on se fait bientôt à ces rituels absurdes, à cette vie au ralenti, et si intense. Versailles se mue en émotion et se détache très vite du simple cadre de l’histoire, pour nous la rendre agréablement familière. Le film prend son temps, sans jamais nous ennuyer, pour installer ses enjeux comme ses personnages, qui en deviennent attachants et de plus en plus humanisés au fil du temps.
La mise en scène doit également beaucoup aux efforts apportés sur les dialogues. Pas de chuchotements insupportables à la façon des fictions historiques de France 2. Le son est sublime, l’élocution claire : les répliques claquent avec brio ou se déposent avec délicatesse, dans les couloirs comme la pénombre des chambres, grâce à la diction travaillée de la distribution.
De bout en bout, Jeanne du Barry distille une émotion puissante, proposant une bande-son à la qualité très honorable et qui s’envole quand il le faut, sans jamais tomber dans le cliché d’une emphase encombrante.
Une galerie de personnages portés par des acteurs élégants.
Parmi les principaux sujets à débat concernant la production, il faut bien sûr revenir sur Johnny Depp, incarnant Louis XV en personne. Un choix qui a pu surprendre, tant en raison des dernières controverses médiatiques dont l’acteur a fait l’objet, qu’en raison de sa nationalité. Un Américain pour interpréter un roi de France ? Maïwenn l’a osé. Le résultat est imparable : Depp s’empare du rôle d’un monarque tour à tour inquiétant, séduisant, inaccessible et captivant. Son jeu sobre, mais guère monolithique, se prête tout à fait à la prestance d’un être qui ne déchoit jamais. L’acteur (re)gagne honnêtement ses lettres de noblesse, en venant conquérir ses anciens comme ses nouveaux adeptes. Quant à Maïwenn, à la fois réalisatrice et incarnant le rôle-titre, son interprétation impeccable et attachante transforme la du Barry en un personnage d’une flamboyante et splendide impertinence. Le coup de cœur du casting réside cependant sans aucun doute en la personne de Benjamin Lavernhe, de la Comédie-Française, sous les traits de La Borde (une prestation déjà saluée par de nombreux critiques). Il s’agit indubitablement du meilleur protagoniste du film. Valet délicieux, sa finesse et sa lucidité apportent beaucoup à l’intrigue comme à ses spectateurs : véritable pilier dans le tourbillon effréné de Versailles, la justesse du jeu de son acteur est une précieuse contribution à une distribution générale réjouissante et impliquée.
La multiplicité des personnages de Jeanne du Barry est d’autant plus remarquable qu’elle n’en oublie jamais de révéler par de petites touches et autres détails raffinés l’humanité de ces hommes et femmes de la cour. Ces figures historiques, dont les noms nous sont plus ou moins connus, ne sont jamais figées dans du marbre froid. Leurs émotions vibrantes contrastent avec les us rigides composant la vie à Versailles. La colère, la jalousie, la bienveillance et l’affection couvent, sous la cloche dorée du palais. Une certaine tendresse entoure notamment le personnage du jeune Louis XVI dont l’héritage paraît déjà peser sur ses épaules. Une vision audacieuse et appréciable, pour le moins originale, et qui n’hésite pas à accentuer les sentiments honorables qui habitent le Dauphin vis-à-vis de la du Barry.
Qu’il s’agisse des chevaliers servants ou des harpies de la noblesse, le film nous installe dans leur quotidien, et nous donne envie de rester avec eux le plus longtemps possible.
Une Jeanne du Barry puissante et incarnée, qui refuse de se résumer à une victime des hommes et de son époque.
Militante et engagée, Maïwenn ne déroge pas à sa tradition personnelle. Par le parcours aux allures de conte de Jeanne, elle présente habilement la revanche sur la vie d’une femme du peuple sans la transformer en vendetta hargneuse intime. La courtisane, brave et persévérante, attire la sympathie comme de la curiosité. Elle brandit le flambeau d’une volonté que rien n’arrête : ni la violence coutumière des hommes sous lesquels elle ploie, ni les jugements d’une Église rigoriste, et encore moins la fatalité de sa naissance. Ses armes ? Son rire, sa légèreté et son amour de la littérature. Jeanne du Barry ne se revendique ni jamais ne s’installe dans une position victimaire. Un choix parfaitement assumé de la part de Maïwenn, qui préfère proposer l’émancipation personnelle par la spontanéité, l’opiniâtreté et une gentillesse pourtant pourvue d’arêtes solides, plutôt que par la plainte et la médiocrité. C’est un pamphlet en faveur de l’audace, du renouveau. Sans aller jusqu’à fouler aux pieds toutes les traditions de la cour de Versailles, Jeanne les remodèle selon son bon plaisir au nom de l’amour qu’elle porte à son Roi. Elle taille sa propre voie en luttant des années durant contre les mauvais regards et les insultes proférées en sourdine. Mutin et malicieux, souvent tout de blanc vêtu tel un cygne tentateur, le personnage reste alimenté par un mystère permanent et une joie de vivre contagieuse.
Il est d’autant plus intéressant de comparer le travail de la cinéaste avec celui d’une Sofia Coppola et de son Marie-Antoinette. Tout en lui empruntant une forme esthétique agréable, aux couleurs modernes des robes et tenues popularisées par la du Barry, Maïwenn taille à son tour son propre chemin pour proposer une version plus fidèle à l’Histoire de France, et un regard plus radical sur les dames de la cour.
Face à une telle qualité, il est plus facile de pardonner quelques rares scènes s’enfonçant dans la caricature. Le dernier atout du long-métrage réside par-dessus tout dans son équilibre et son adresse : celle de nous faire passer du rire aux larmes, du sourire à l’empathie, de la première jusqu’à la dernière minute.
Jeanne du Barry a, semble-t-il, déçu, car considéré comme fade et classique. Peut-être parce qu’il ne cherche pas à provoquer inutilement son spectateur. Ceux qui s’attendaient à une réalisation fleurant bon le scandale devront se contenter des pages des magazines people. Le film de Maïwenn est, au-delà de l’aspect historique, une ode à la passion et à la vie, au travers de son personnage principal. Fidèle à ses protagonistes féminins qui se rient de l’amour tout en le quêtant dans sa forme la plus absolue, la cinéaste vise juste. Elle propose une transition parfaite entre le cinéma populaire et le film d’auteur, invitant tout curieux à s’emparer de cet objet de divertissement, mais aussi de poésie. Un défi relevé haut la main, d’autant plus audacieux que le cinéma français a bien du mal, la plupart du temps, à ne pas tomber d’un côté ou de l’autre.
Jeanne du Barry met à la disposition de son public un cinéma de qualité et une émotion fervente, pour ce chapitre de l’Histoire de France annonçant la chute de la monarchie.
« Académique », « guindé » et « plombé », dites-vous ? Non. « C’est Versailles. »