Critique (8)

Nos cérémonies – Simon Rieth

De Nos Cérémonies est notable une sensibilité picturale par la tragédie, d’autant plus louable de par la méthode rigoureuse d’un jeune cinéaste, Simon Rieth. L’ensemble est la capture du mouvement caractéristique même du trouble. C’est de par l’événement premier, une espèce de scène primitive, que naquit le traumatisme, qui s’incarnera ensuite dans la continuité de la vie des protagonistes par des cicatrices physiques, des blessures psychiques. Commençons par tenter de résumer : au bord de l’Océan, alors que l’été étire ses jours brûlants, deux jeunes frères, Tony et Noé, jouent dangereusement à la course près d’une falaise, jusqu’à un inévitable accident. 

1er Acte

Époustouflant démarrage que ces premiers plans, épousant grâce à l’étalonnage la côte Atlantique dans une réminiscence crûment chaleureuse, enfin, brûlante. Le film commence dans un flash-back contextuel dissolu, âpre, anti-poncif. Deux jeunes garçons embrasent l’écran, frères, sans aucun doute, qui jouent à la lutte et à la course près d’une falaise non loin de Royan. Des gosses : l’aîné, Tony, le cadet, Noé. Quelque part entre les calendes de juillet ou l’apogée estival, ils se baladent, enjolivent leurs silences par des combats martiaux lents, comme des émanations fluides du mouvement bagarreur enfantin, céleste et vaporeux. Leurs dialogues, pugnaces dans les défis qu’ils se lancent, sont agrémentés par l’affectivité splendide lorsque l’un et l’autre s’appellent “mon frère ». Leur singularité est inscrite paradoxalement dans l’imaginaire commun de l’amour fraternel, qui entraîne une adhésion quasi immédiate à la fin de ce premier acte résurgent. D’une certaine manière, le film figure dans une ambition d’exhalaison cinématographique de la famille similaire à celle de Nos Soleils de Carla Simon, où une bonne heure suffisait à dresser un cerbère autour du flou relationnel, les liaisons familiales étant comme scellées par quelque chose d’assez nébuleux, une sorte de gardien disparaissant peu à peu.

Ici, après le premier quart d’heure de film où nous retrouvons les enfants du début de l’histoire grandis d’une quinzaine d’années, le spectateur se perd dans les noms et dans les physiques, ne sachant délier le cadet de l’aîné. Cette fusion nébuleuse, dans l’esprit badaud du public, témoigne justement de la volonté de faire la démonstration d’un amour fraternel, complice et passionné.

Nos cérémonies séduit en premier lieu en puisant dans l’imagerie collective de l’amour fraternel.

Mais nous oublions un point retentissant dans l’intrigue constituant l’amorce thématique du film, qui est étonnant : Tony est irrité par les crâneries gentiment provocatrices de son cadet lors d’une course sur une falaise. Capturé dans un agrandissement poétique grâce à un éloignement spatial de la caméra, Tony chute de l’escarpement, dans un écrasement implacable, paradoxalement froid face à la chaleur accablante. Puis, après avoir rejoint Tony, Noé l’embrasse avec tendresse sur le coin de la bouche. Une ellipse rude nous permet de retrouver les deux frères, avec un Tony bien vivant, qui, tombant dans les bras de Morphée, s’explique avec Noé, tentant de comprendre le procédé de sa renaissance, futur rituel de son inconstante agonie. Occultant avec brio l’imagerie du revenant, inévitable dans l’imaginaire du spectateur, la réincarnation devient ensuite une réponse plausible au retour halluciné du frangin. Bien loin d’une angélophanie faite d’une main de démiurge forcené, d’une résurrection, ce retour désabusé dans le réel devient — après quelques hésitations sur la véracité de ce dernier — un regain concevable, car placé à hauteur d’enfant. En ce sens, le film apparaît comme un conte baroque, dépoussiéré par les visages rares, magnifiques des deux gosses, par la chute macabre. L’esquisse du rituel démontre le geste du cadet vers l’aîné. Tentons de le définir plus simplement. La mort de Tony mue un rituel, un acte qui va se reproduire. Des crises de Tony tendant vers l’apoplexie se multiplient ; ses morts deviennent des suicides où c’est son cadet qui détient le pouvoir de le faire revenir à la vie. Pour conclure, c’est la nébulosité vaporeuse de la réminiscence qui fait sens. Rieth montre le souvenir des deux frangins dans un montage décousu, action par action enchaînée via la confusion mémorielle infantile, entre hors-champ des disputes parentales, et révélation du secret de renaissance de l’aîné à leur copine d’enfance, Cassandre.

Détail macabre

Royan restera le décor d’accueil de la caméra de Rieth, où les deux frères reviennent pour enterrer leur père à qui ils n’ont jamais parlé depuis leur départ de la région avec leur mère. Ces derniers sont filmés dans des plans de demi-ensemble, où l’affection commune est dépeinte de loin, par des motifs lents, exquis, comme de légers enlacements. On apprend lors d’une anaphore de la scène primitive que le rituel se répète inlassablement. Voilà l’aspect on ne peut plus violent de Nos Cérémonies : un rituel on ne peut plus pernicieux “soigné” grâce à un profond amour fraternel. Un mort glauque, un baiser et une renaissance, assemblage de sons et de gestes constituant la cérémonie. La connivence entre le décès perpétuel de l’enfant et la disparition inopinée du père contribue à l’insalubrité situationnelle : en une courte semaine, les deux frères draguent inlassablement, formant un duo irrésistible — combinant virilité gaillarde pour l’aîné et effacement timide charmeur pour le cadet —, en enchaînant les conquêtes alors qu’ils enterrent leur père. Le rapport de retrouvailles avec leur maison et village d’enfance permettront aux deux frères de revoir des visages perdus, en particulier celui de Cassandre, à qui ils avaient révélé leur secret. Un vaudeville à la tonalité paradoxalement grave s’installe, dans un jeu de séduction juvénile, puis on ne peut plus sexuel. La jeune femme, amour de jeunesse, joue par attraction entre les deux, là où entente et liaison s’amalgament. Rappelant parfois la grâce tragique de Faux-Semblants ou Théorème dans l’utilisation thématique de la jalousie, le film se distingue par sa diégèse principale, rattrapé par le souci de représentation de la jeunesse et du drame amoureux.

Représentation scénique de ce vaudeville étrange

Justesse de représentation

Suite donc à une scène primitive macabre faisant l’amorce de l’intrigue, le film convoque dans un second temps la reproduction d’une jeunesse qui, dans une moindre mesure, est déjà à maintes reprises représentée. La tentative de dépeindre « les jeunes de nos jours » est à l’image de ce pléonasme inexact, bien impuissante et manquant cruellement de justesse. Ici, en prenant des acteurs non professionnels, une certaine authenticité parvient à être tenue, rendant le ton du long-métrage très déroutant. L’écriture pourrait se sacrifier à la continuité dialoguée, mais ceux-ci manquent parfois de justesse, car toutefois, les deux interprètes principaux ont appris la dramaturgie : les échanges transpirent d’une candeur naturelle très séduisante. Et Nos Cérémonies permet d’affirmer une tendance du spectateur à considérer l’image comme une projection dangereusement tangible de la réalité. Cette tendance implique la jeune cinéphilie, qui ici, voit une jeunesse habillée de la même manière qu’eux. Là où le film de par la jeunesse de ses personnages tente de disposer d’un langage naturel. Ce qui place cet âge-là dans une position inconfortable, car il se sent vu, compris. Une des réussites ici est donc de concevoir, d’embrasser la cinématographie comme idée. Travaillant les oscillations entre représentations naturalistes de la réalité soutenue par la forme, Rieth s’érige en cinéaste de la transfiguration du tangible réel en hypothèse de ce dernier. Tout prosaïsme ingénu où la projection d’un individu sur écran dérange celui-ci n’est guère irrécusable, mais quand telle proposition qui ne se limite pas aux barrières du genre et élève son récit par une méthode émouvante d’essayiste vers la justesse se doit d’être louée. Bien qu’ébranlé par la dramaturgie qui se devrait exogène à la somme narrative novatrice de Nos Cérémonies, l’alliage de certains dialogues, décors (arbre feuillu où la jalousie s’amorce, mouvement de foule lors d’une soirée filmé comme un troupeau de testostérone saturant la maison des frangins), et surprenante lumière font un ensemble prétendant à une grâce charmante.

Film polysémique, un fond anti-genre

D’autre part, le rapport au terme très ambigu de film de « genre » est intéressant, car il ne converge pas entre deux pôles souffrant de leurs appellations et de leurs polarisations chez la critique française uniforme : le cinéma d’auteur et le cinéma de genre. L’un étant par exemple caractérisé de nos jours par Mouret ou Desplechin, et l’autre par des films comme d’Haute Tension (Alexandre Aja) au Le chant du Loup (Antonin Baudry). Si ces termes sont abusifs, désuets de toute utilité formelle, on peut dire de Nos Cérémonies qu’il serait inefficient de le classer, et, comme énormément de films français, est acteur d’une fusion. Quand on parle de cinéma de genre, on parle en fait de sous-genres, manquant de représentants nationaux: body-horror, l’action pure, le film catastrophe, ou encore le western, à titre d’exemple.
En ce sens, le premier film de Simon Rieth n’a pas un genre très marqué, ne possède pas des codes très connus, mais se rapproche de l’alliage foutraque du cinéma de genre. Il tend vers l’horreur, car il représente le trépas de manière inhabituelle, lente, froide, mais finalement mesurée, puisqu’intériorisée par les deux frères dans leur triste méthode.
De plus, l’imagerie thématique de la résurrection ancre bien entendu le film dans un certain genre fantastique. Les variations autour des suicides de Tony sont des images très fortes, puissantes, car implacables, en particulier dans un plan-séquence où Noé passe la corde au cou de Tony, où est utilisé coup à coup le surcadrage, puis un zoom avant lent. Le hors champ de la résurrection est parfois comique, tant où retrouve Tony avec un large sourire alors que le meurtre qui précédait et les multiplications de son désir suicidaire sont prégnantes et sinistres. La révélation de la manière dont se réincarne le corps de Tony est assez déconvenue, mais tant pis. Depuis que The Walking Dead, et logorrhée de films et séries qui ont démocratisé la violence au XXIème siècle (parfois de la bonne manière pour la même série citée plus tôt, parfois dans un crétinisme circulaire pour A serbian film), les rétines des spectateurs ont gagné une habitude désinvolte aux spectacles violents, en analogie évidente avec l’accès facile à ces contenus à notre époque. La brutalité de Nos Cérémonies est évidente et délicate, présente autour des scènes de suicide. Mais, le filmage habile dans la lenteur de ses scènes est peut-être justement à l’origine de l’aspect d’auteur de Rieth, car il est en amont d’un procédé légèrement antithétique : Rieth y fait l’alliage de son attrait pour la période post-adolescente des deux frères et une fantasmagorie macabre. 

Hors-champ puissant du climax du film, malheureusement atténué dans le montage © chaosreign.fr

Le montage plante sa course, la fin étant assez ratée et inutilement surchargée par la musique. Néanmoins, la proposition globale, imparfaite, reste séduisante. L’ensemble montre la naissance relative d’un auteur par sa volonté nostalgique et son innovation thématique. On désire la maturation d’un style, qui ici, par distillation, réussit son geste poétique, transfigurant l’amour tendant vers l’apothéose de son expression lorsque l’un et l’autre s’embrasent et se détruisent. Là où certains auteurs s’engagent dans une pudibonderie ridicule (Bones and All, récemment) quant à la résolution relationnelle de l’intrigue, l’acmé des protagonistes de Nos Cérémonies se trouve dans la perpétuation d’un geste affectueux virevoltant du frère à l’amante. Là où un baiser stoppe l’auto-destruction perpétuelle, là où l’affection fraternelle mute en soulagement d’un désir macabre jusqu’à l’acceptation de la clôture d’un cycle pernicieux. En un ensemble faisant l’alliance de l’âge tendre et d’un certain aspect libidineux, entre la fable, naïve dans sa résolution et l’ensemble éclairé du long-métrage, Nos Cérémonies possède cette faculté de séduire plusieurs publics, étayant l’ensemble par l’imagerie du rituel sinistre et, en contrepoint, d’une cérémonie porteuse de l’ignoble poussée par la tendresse d’un amour.

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