Durant le dernier Fifigrot qui a eu lieu du 16 au 22 septembre dernier, nous avons eu l’occasion de découvrir deux court-métrages écrits en langue occitane, réalisés par Philippe Espinasse dans le cadre de l’association Art’Oc., Philippe Espinasse ainsi qu’Eva Cassagnet de Berdoulet, réalisatrice et écrivaine militante pour la langue occitane. Iels ont bien voulu se prêter au jeu des questions-réponses avec l’association et nous les en remercions chaudement !
L’Écran : L’occitan est usité comme langue vivante et usuelle dans vos courts, pas comme une langue folklorique ou historique. C’’est une approche très fraîche de la langue qui a tendance à être dévalorisée. Pouvez-vous nous parler de ce rapport à l’occitan dans vos courts ?
Philippe : Pour moi, c’est quelque chose de naturel que l’occitan soit ainsi présent dans les courts. Il est important qu’une langue vive partout, et pas que dans son aspect patrimonial. Je n’ai rien contre le patrimoine occitan bien sûr, je l’explore d’ailleurs beaucoup à travers le patrimoine musical car je suis plutôt dans le domaine musical à la base. Mais pour moi, l’occitan fait partie de mon quotidien, il est normal qu’il se retrouve dans mes courts.
Eva : Pour ma part, je parle plus occitan que français au quotidien ! Je suis institutrice en occitan, je parle occitan à la maison dans ma vie de famille, avec la plupart de mes proches… C’est ma langue de tous les jours, la langue des échanges, des partages. C’’est important de montrer que l’occitan est une langue vectrice et non une langue morte, figée dans le temps.
Philippe : D’ailleurs pour l’anecdote, il faut savoir que lors de la création de Shens Papers, l’occitan n’a pas été que le dialecte du film : ça a aussi été la langue de travail, aussi bien dans les échanges oraux qu’écrits. C’est une langue active pour nous.
Le court-métrage Shens Papers disponible sur Vimeo
L’Écran : Vous parliez de l’importance de la musique… Philippe, vous venez de ce domaine avant tout. Vos deux courts présentés au Fifigrot, Shens Papers et Triste le Ceu, montrent cet intérêt marqué pour ce médium. Pouvez-vous nous en parler ?
Philippe : Je suis plus musicien que cinéaste à la base. Pour Shen Papers, à vrai dire, je n’ai pas trouvé de personnes pour réaliser le court-métrage. Alors je me suis lancé moi-même dans la réalisation, un peu « par hasard », ou presque. C’est comme ça qu’est née la structure Art Oc d’ailleurs. (NDLR : structure associative par laquelle ont pu être réalisés Shens Papers et Triste le Ceu.) Avec la musique, des images me viennent naturellement. Passer à l’image après la création musicale était assez naturel.
Eva : D’ailleurs il faut souligner que Shen Papers est une création originale contemporaine (autour de la question des sans-papiers), tandis que Triste lo ceu est une réinterprétation d’une musique traditionnelle. Ainsi nous présentons les deux aspects dans ArtOc, la musique contemporaine et la musique trad’, de patrimoine.
L’Écran : A ce propos, considérez-vous Shens Papers et Triste lo Ceu comme des courts ou plutôt comme des clips ?
Philippe : Pour ma part, clairement comme des courts, car ils sont associés à ma culture cinématographique. Même si le clip est un art à part entière, mais c’est quelque chose dont je ne maîtrise pas les codes. Dans ma vision des choses, un clip a plus pour vocation d’illustrer une chanson que de raconter une histoire, même s’il existe des clips très narratifs. Ici, c’est un court-métrage musical, à mon sens.
Eva : Il crée, compose ses musiques avec toujours des images en tête. C’est un processus de création très intéressant et c’est vrai que les deux sont intrinsèquement liés.
L’Écran : Aspect fantastique, fable ou conte, présence de la musique… Vos court-métrages appartiennent à ce grand ensemble du cinéma de genre. Est-ce que le cinéma de genre offre plus de liberté aux créateurs indépendants ?
Eva : Oui et non. C’est comme pour l’écriture de bouquins, parce que j’ai aussi une pratique d’écriture. Il y a une volonté de notre part de toucher à tous les genres. J’ai travaillé sur d’autres courts plus classiques, sur des séries qui sont plus des récits de la vie de tous les jours… Je crois que ce qui est important surtout, c’est de montrer qu’on peut tout dire, tout faire avec l’occitan, et qu’on n’est justement pas cantonnés à un genre, un type de création en particulier.
Philippe : Je me sens pas scotché dans une production de genre. À la base, je ne me sens pas cinéaste donc j’ai du mal à intellectualiser mon processus d’écriture et de création, et à vrai dire je ne cherche pas à le faire. Je cherche l’idée qui me plaît et ce que je peux en faire.
L’Écran : Est-ce qu’Art Oc a d’autres projets créatifs en cours ?
Philippe : ArtOc est une structure associative fondée pour supporter la création et la diffusion de Shens Papers. Nous mettons la priorité sur l’audiovisuel mais nous ne sommes pas fermés aux autres supports artistiques, tant qu’ils mettent en avant la langue occitane. Nous ne nous cantonnons pas à un genre. Nous avons aussi des projets littéraires, par exemple. Ou bien nous avons montré quatre ou cinq fois une exposition photographique d’Arnaud (le frère d’Eva d’ailleurs) autour des orages et de la figure de l’Arcencam, une figure mythologique pyrénéenne.

Eva : Nous avons un court à venir, Calam urban, un court-métrage poétique réalisé avec des poètes, mais de la poésie moderne, pas des grands classiques ou du romantisme. Nous avons travaillé avec l’ancien chanteur de Mauresca pour le réaliser, avec lequel je me suis lancée dans un ping-pong d’écriture poétique qui a été la base de l’écriture du court. Cette musicalité, ce fond sonore, portent le film. Il s’agit de l’histoire d’une jeune fille qui trouve un poème en ville et qui décide d’y répondre. D’autres poèmes vont répondre au sien, et ainsi de suite jusqu’à une rencontre de visu avec le poète anonyme. Ce court sera projeté sur Octele.com sous peu. On veut vraiment montrer qu’on peut parler de tout avec l’occitan !
L’Écran : C’est une transition toute trouvée ! Où peut-on voir vos projets, productions, et particulièrement les deux courts projetés au Fifigrot ?
Eva : Ça va dépendre des méthodes de subvention et de financement des projets. Concrètement, ArtOc est associatif, ainsi nous ne pouvons prétendre à certaines subventions liées aux aides au cinéma, ce qui peut bloquer aussi la diffusion. Aujourd’hui, avoir un diffuseur et son réseau est essentiel. J’ai une pratique cinématographique et d’écriture de mon côté où je passe, cette fois-ci, par des réseaux plus classiques d’appels à projets, de demandes de subventions des régions… Et qui permettent plus aisément la diffusion en festival. Côté Aquitaine, on ne peut franchement pas se plaindre, avec le CNC, La Région, c’est dans l’ère du temps d’aider les langues régionales, donc on trouve relativement facilement des échos pour notre travail.
Philippe : Après on a connu des situations cocasses, où on nous répondait du côté des subventions axées ‘culture régionale’ : « On ne vous finance pas car vous faites des films », et du côté des subventions ciné : « On ne vous finance pas car vous faites des productions en occitan » ! C’est difficile parfois de trouver une juste place dans un milieu un peu étriqué.
Eva : Nous avons eu aussi deux projets avec des diffuseurs soutenus à l’ALCA ( l’Agence Culturelle de la Nouvelle Aquitaine, NDLR). Notre dernier projet est Lo Clacamion. Nous avons soutenu ces projets face à un jury et il a obtenu le top des projets votés, malgré un public non occitanophone, ou peu sensible à la question à la base. Si on met en avant la culture de la vie de tous les jours, ce sont des sujets qui touchent tout le monde de manière universelle.
Philippe : Pour ArtOc plus précisément, nous travaillons en structure associative, nous sommes à but non lucratif. Nous souhaitons tout mettre en accès libre, on veut que les courts se partagent, vivent.
Eva : Avec l’asso, les trois courts réalisés seront en accès libre. Pour l’instant, seul Shens Papers est visible (le lien est disponible en haut de l’article, NDLR). Nous avons eu des petits soucis techniques avec Triste le Ceu, mais il est prévu qu’il termine aussi sur des plateformes de partage, et le troisième court sera en libre accès aussi. Pour le reste de nos collaborations et travaux en dehors d’ArtOc, surtout dans ma propre pratique, je dépends des contrats éventuels qui signent des clauses d’exclusivité – mais je prône de mon côté l’ouverture et le partage libre avant tout.
Philippe : Quant à la question de la diffusion, j’ai découvert le monde de la diffusion cinématographique sur le tard car, comme je l’ai dit, je viens de la musique à la base, et j’ai été surpris de l’accueil reçu par Shens Papers dans des festivals à l’étranger. Il a reçu cinq ou six Prix, ainsi que Triste Le Ceu. J’avais repéré qu’en musique, l’occitan est bien perçu à l’étranger –surtout dans les pays de langue romane comme l’Espagne ou l’Italie –, mais je ne pensais pas que ça se traduirait aussi dans le cinéma, même dans des pays comme l’Allemagne qui n’ont pourtant que peu de racines avec l’occitan.
Eva : À l’étranger, on a remarqué qu’ils ne s’arrêtent pas aux accents ou au fait de ne pas comprendre la langue : ils prennent l’histoire, le court-métrage pour ce qu’il est et ce qu’il raconte. En France, c’est très présent d’avoir un accent lisse, de parler une langue unie… Ça ne choque personne en Angleterre d’entendre un Écossais parler avec un lourd accent dans un film, par exemple.
L’Écran : Justement, avez-vous senti une réticence, un mauvais accueil en France à cause de l’usage de l’occitan ?
Eva : Non nous n’avons pas reçu de condescendance envers les courts-métrages. J’ai également étudié ces courts dans le cadre scolaire avec mes classes, et ce qui leur parle, c’est avant tout le sujet. La langue est secondaire, ils apprécient le court pour ce qu’il est.
Philippe : Je vais même dire, dans les milieux militants, le film Shens Papers a particulièrement bien marché, même dans les festivals ou associations non sensibles à l’occitan à la base. Les structures associatives, d’accueil, les personnes militantes dans le milieu du soutien aux sans-papiers, ont réservé de beaux accueils et de beaux retours au court. Pas de condescendance. On a aussi été sollicités par des festivals, comme Passeurs d’Humanité en Italie alors que ce n’est pas du tout un festival de sensibilité occitane à la base.
L’Écran : Et au Fifigrot ? Que pensez-vous de l’initiative « made in ici » ? Quel accueil avez-vous reçu ?
Philippe : C’est une très bonne initiative que je souligne. La prise de contact s’est faite par le biais de Cédric Rousseau qui est un fan de la première heure de Shens Papers. Cette invitation s’est très bien passée, en plus je suis fan de l’humour Grolandais, donc c’était parfait. On a aussi été très touchés par la démarche de votre association suite au festival. Et sur place, nous avons eu un beau moment d’échange avec le réalisateur Laurent Roth. C’était un beau moment de stimulation, d’émulation créative même.
L’Écran : Quelle est la suite des événements ?
Eva : J’ai des projets dans un circuit cinématographique plus classique en production et en diffusion actuellement, mais j’essaye au maximum de faire intervenir des personnes de chez ArtOc sur ces projets aussi. Donc il y a le projet de série, de l’écriture aussi, une nouvelle série en cours de maturation… Avec ArtOc, tout le monde met la main à la pâte, il y a un esprit de famille même dans les projets professionnels. Donc avant tout, une nouvelle série l’an prochain en collaboration avec ArtOc ! Et aussi, pour le moment c’est en gestation plus qu’autre chose, mais nous aimerions nous lancer dans la création d’un jeu vidéo en occitan. On vous en dira plus quand ce sera sur les rails ! Et surtout le Clacamiou qui arrive en janvier sur Octele ( La série est depuis sortie et disponible sur le site d’Octele, NDLR).
Philippe : Plein d’idées de mon côté, mais pas de nouveaux vrais projets concrets pour le moment.
L’Écran : Nous aimons bien terminer les interviews par une petite note plus personnelle : un film à conseiller à nos lecteurices ?
Philippe : Je vais vous parler d’un film en occitan tourné dans la vallée italienne, Il Vento Fa Il Suo Giro. C’est un film pas du tout connu, un petit bijou, j’ai vraiment beaucoup aimé.
Eva : Le chef d’œuvre ultime du cinéma pour moi, c’est un film de Myazaki : Princesse Mononoké. C’est un combat entre l’homme et la nature, conté sous forme de légende, qui est en fait une histoire universelle que l’on peut retrouver dans le monde entier. J’aime vraiment particulièrement ce film.