Nous ne manquons pas d’exemples d’artistes témoignant leur admiration pour d’autres créateurs (ou pour leurs propres œuvres) : Baudelaire en est probablement le plus célèbre avec son poème Les Phares, admirant les visions hallucinées des peintures de Goya ou Delacroix. Dans sa nouvelle Le don des fées, Proust écrit aussi un texte édifiant les artistes s’incarnant grâce au vitriol ou aux toiles. En cette occurrence proustienne où l’on rend grâce aux peintres (Rembrandt, en particulier), l’auteur ne s’allie pas particulièrement à un discours faisant l’hagiographie de ces figures de la peinture : de ceux que l’on qualifie de génies. Proust n’encense pas ces derniers, mais ressent. Il transfigure en fait un sentiment sincère : aborder la fascination, l’adoration que les “génies” (de nos jours, que les “célébrités”) aiment ressentir jusqu’à l’abrutissement. Dans cette nouvelle à l’univers onirique, des fées octroient à l’humain des vertus : en l’occurrence, la plus éminente est celle de la création. Néanmoins, la plupart des humains ne parvenaient pas à conscientiser cette dernière, et l’appliquer. On se déplaçait alors au Louvre pour nous esquisser le ressouvenir de ces vertus que l’on aurait reçues des fées, du berceau : de ces vertus qui permettent d’accéder à l’absolu chimérique, la perfection. Une jolie pensée n’étant d’ailleurs pas vraiment de fin de siècle. Mais, Proust se montre amoureux des grâces naturelles, grisâtres ou célestes, bourbeuses ou légèrement lestes : “[…] une bande de ciel gris ou bleu entre les maisons […]” ; de l’à-côté des choses. L’art se prolonge dans nos vies après avoir scruté les estampes, les toiles, les courbes des statues.
Cette notion d’à côté, de contrecoups artistiques, Michel Gondry tente tant bien que mal de leur rendre grâce dans son dernier film, Le livre des Solutions, en faisant une introspection d’abord séduisante par un comique remarquablement efficace. Mais, cet aspect autobiographique apparaît plutôt comme une autocomplaisance. Gondry cède à l’alléchante tentation de faire de ses œuvres, de soi-même, donc, un personnage romanesque : tentation donnant le sentiment qu’il y a un aspect laudatif de son propre talent. Mais avant toute chose, disons que cette notion de talent, qui élève certains d’entre nous en des “génies” n’est qu’une chaste idée dont tout humain se complaît à s’en délecter.
Marc (Pierre Niney) est un cinéaste acculé sous les menaces de ses producteurs, voulant lui retirer son final cut et lui couper leurs financements après avoir vu les rushs de son film, paraissant peu convaincant. Mutin, Marc s’enfuit dans les Cévennes avec la monteuse (Blanche Gardin) et l’assistante (Frankie Wallach) avec qui il travaille, dans les Cévennes chez sa tante (Françoise Lebrun), pour finir son film « à sa manière ». Cette formule — quoique peu signifiante — induit néanmoins une certaine pertinence créative : créer artisanalement dans une province ensoleillée, arpentée par Marc comme un terrain de jeu chargé de ses souvenirs et de ses pas d’enfants. C’est sur cette notion de retour à un travail manuel que Gondry semble affirmer sa nette inclination pour une pulsion créative, corollaire d’une volonté émancipatrice du système de production classique, originel — et c’est en ce sens que Le livre des Solutions produit ses scènes les plus drôles ; c’est une idée intéressante que ce désir d’un retour à un certain dilettantisme. Marc s’épanouit dans cette conceptualisation du cinéma : un art où tout se crée par bricolages. De la création d’un dessin animé en stop-motion à un documentaire sur une fourmi en passant par la rénovation d’une maison en ruine, les solutions que cet artiste nous délivre sont placées sous le signe d’une maîtrise hasardeuse et au gré d’idées exogènes au projet principal ; en nourrissant indirectement ce dernier, manifestement. Le comique agréablement inepte de Gondry trouve sa pleine expression dans Le livre des Solutions : les Cévennes y sont un plein espace scénique où gestes, intonations, et comique de mot trouvent un pouvoir dévastateur ; Pierre Niney y joue son meilleur rôle loin de ses habituelles minauderies.
Sources : https://www.critikat.com/actualite-cine/critique/le-livre-des-solutions-2/
Si les idées les plus intéressantes (Marc se mutant en chef d’orchestre pour composer la musique du film ; innovation d’un camion en une salle de montage) ont une connivence marquée avec le film de Marc, elles sont minoritaires : le spectateur est harassé par des projets aussi variés les uns des autres, et cette impulsivité est efficace. Mais, paradoxalement, le film s’apparente à une hagiographie d’une certaine figure du génie : de celui à qui tout réussit par un hasard, comme Marc. Car, même dans cet imbroglio de création, le montage se termine malgré tout — et il est ovationné à Cannes. Or, cette résolution-là est assez impertinente quant à ce qui séduit premièrement dans le film : une certaine vénération pour une mise en ordre artisanale — l’humilité, quoi. Donc, cette sorte de happy-end sur la Croisette affirme que Gondry considère cette beauté artisanale, manuelle, comme l’œuvre d’un génie absolu, entretenant une servilité pour le désordre. Si l’happy-end est voué à communiquer de l’espoir (ce serait presque du développement personnel, une sorte de Do It Yourself) par l’ovation cannoise, il n’en est rien. En ce sens, pendant les applaudissements, Marc figure comme enfoncé à l’intérieur de son siège, et ce littéralement : un trou béant et terreux fore l’assise. Ceci entend bien sûr qu’il faudrait en cet accomplissement rentrer en soi-même. Pourquoi pas, mais disons que la réussite d’une telle entreprise est suffisamment antithétique à la conception avancée sur le cinéma par le film même. Si nous pouvons percevoir une forme de bipolarité dans le personnage de Marc (après la spontanéité créative, le désert de désœuvrement est figuré pendant un temps), elle est fondée par l’introspection de Gondry, qui se raconte dans un comportement aussi compulsif que le protagoniste en l’occurrence de son film L’écume des jours. Sur ce sujet le film Les Intranquilles était assez éminent, mais heureusement, Le Livre des Solutions n’est pas un film à thème ; en somme, ce n’est pas parce que la maladie mentale subsiste qu’en une esquisse que le film déçoit. C’est essentiellement dû à la résolution du film, évinçant les désirs d’un jour de chaque spectateur, comme si sa manière de faire était la meilleure et on le prouve par l’ovation… D’ailleurs, considérer qu’édifier sa pensée par le bricolage tient de Lévi-Strauss, théoriser le cinéma comme une application similaire aux mouvements du menuisier s’explique chez Bresson, tout comme l’artisanat de troupe s’exprime tout à fait chez Cassavetes. Ce dilettantisme est beau dans le film, il s’allie à un ensemble d’artistes ne se considérant pas en des surhommes, comme des sportifs. En fait, on voit surtout l’œuvre d’une singularité propre au protagoniste — tout ce désordre est l’œuvre d’un génie — plutôt qu’une exposition de vertus et de désirs créatifs communs à tous les hommes — et heureuse, parce qu’elle est amateur. On lit donc une histoire tiraillée entre une universalité et une unicité relativement orgueilleuse se complaisant dans les mythes où Orson Welles fait n’importe quoi sur Citizen Kane, et fabrique ensuite son chef-d’œuvre, La Splendeur des Amberson. On ne peut pas nier qu’il y eut des cinéastes qui, comme Marc, eurent un comportement semblant inapproprié au rituel du tournage. Un tournage en dérive où le réalisateur n’avait aucune maîtrise, comme le protagoniste du Livre des Solutions. Un des cinéastes les plus éminents du cinéma français le fut, Jean Eustache, qui sur le tournage de Mes Petites Amoureuses était saoul au point de finir à l’hôpital ; il fut d’ailleurs le seul parmi les grands alcooliques du cinéma mondial à remercier Jack Daniel’s au générique. Il est donc possible de faire un beau film — et en cette occurrence, un des plus beaux — sans démontrer d’une maestria à toute épreuve sur la direction de modèles, ou de la mise en ordre ; l’utopie du Livre des Solutions ne subsiste finalement qu’en étant une longue et lénifiante chronique sur une certaine forme d’indépendance et d’artisanat, où se camoufle un contentement à se raconter comme le plus génial des créateurs foutraques ; où l’auteur adore s’exposer selon la figure du génie attachant.