Critique du film Leto (Лeто)

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Pour entrer dans de bonnes conditions dans ce festival grolandais, rien de tel que la programmation GRO’Zical et ses petites pépites de la contre-culture ! Aux côtés du documentaire Queercore : How to Punk a Revolution de Yony Leyser et de la soirée Paris Underground, nous avons cette année l’opportunité de découvrir Leto (L’Été en français) en avant-première. Présenté au festival de Cannes en sélection officielle, le film avait chamboulé la croisette de son énergie rock venue tout droit de la scène underground soviétique des années 80. Son réalisateur, Kirill Serebrennikov n’a pu se rendre ni à Cannes, ni à Toulouse, étant toujours assigné à résidence en Russie.

Si Leto s’inspire bien de la vie de Viktor Tsoï (chanteur du groupe Kino) et de Mike Naumenko (leader du groupe Zoopark), le film n’a rien d’un biopic musical académique et se rapprocherait davantage d’autres variations du genre comme Control (Anton Corbijn, 2007) ou I’m Not There (Todd Haynes, 2007). À partir de ces deux figures du rock de la scène underground de Leningrad, Kirill Serebrennikov dramatise une relation entre un jeune compositeur et mentor et un triangle amoureux qui, certainement, fait le principal fil rouge d’un film qui ne s’embarrasse pas franchement d’autres enjeux narratifs.

Et pour cause : Leto est davantage l’expérience – d’un concert, d’un album, d’une période de vie – que l’écriture convenue d’une histoire vraie ou l’exposé explicatif de l’histoire du rock soviétique. Il ne faut pas se laisser tromper par le noir et blanc ; ce faux signal du “passé”, du déjà fait, déjà vu, déjà connu et déjà vécu, opère en réalité comme un cadre que Leto n’a de cesse de briser par son inventivité permanente. Au rang des tentatives de rébellion formelles, on compte ainsi quelques fulgurances de couleur, de la surimpression de texte et de dessin et des épisodes-clips musicaux fantaisistes.

Rien de tout cela n’est gratuit ou vain, à mesure qu’on progresse dans le film, on peut y cerner entre autres choses une réflexion sur la création et ses contraintes qui dépasse même le cadre musical. Les épisodes musicaux, qui sont ainsi des reprises de tubes par des passants devenus chanteurs (malgré eux !), rappellent aussi avec quelque ironie la manière dont la “chanson”, une fois terminée, enregistrée, distribuée, n’appartient jamais plus à son créateur. De là semble se justifier la préférence de Kirill Serebrennikov pour un film hommage et mémoire qui n’a de sens qu’à condition qu’on veuille bien le vivre comme une expérience musicale totale.

Leto compose sa bande-originale en mêlant tubes internationaux (Talking Heads, Iggy Pop, Velvet Underground…) et chansons de Kino et Zoopark moins connues du public français. En hommage à cette scène underground, le film ne manque pas de force émotionnelle et peut s’appuyer sur un casting impressionnant : Teo Yoo et Roman Bilyk incarnent avec une sorte de nonchalance habitée Victor Tsoï et Mike Naumenko tandis que les seconds rôles excentriques, en peu de mots, en deviennent vite très attachants. Sans surprise, c’est avec  Natalia, la femme de Mike Naumenko et seule “non-artiste”, que le film peine à s’élever au-delà des attentes simplistes d’une intrigue de triangle amoureux.

Pour peu qu’on espère de Leto une peinture fidèle et convaincante de la scène rock dans le contexte du régime communiste, on risque d’être déçu et déstabilisé par l’espèce de décalage vis-à-vis de ces enjeux politiques, entr’aperçus ici et là dans un écran de télévision en arrière-plan ou au détour d’une scène de visite médicale avant le départ pour la guerre en Afghanistan. En revanche, Kirill Serebrennikov trouve par le biais d’un personnage de “sceptique”, sorte de chœur antique qui brise le quatrième mur, le rappel incessant de l’étrangeté du film. Alors qu’il répète après les séquences les plus excessives que “rien de tout ceci n’est réel” (ce dont, très franchement, on se doute), il prend à charge de signifier la qualité de “contre-culture”, presque malgré eux, de ces figures du rock underground dont même les spectateurs sont surveillés dans la salle de concert. Assumant totalement sa lecture rétrospective de l’histoire de Viktor Tsoï et Mike Naumenko, le cinéaste parle manifestement plus de ce qu’ils représentent à leur époque comme aujourd’hui que de ce qu’ils étaient probablement.

Leto est une expérience grisante et singulière dont l’identité et la cohérence esthétique parfois à la limite du cartoonesque tient alors à la musique même, naturellement très présente et bien mise en valeur par le travail sonore. C’est avec elle que le film s’assure son atmosphère douce-amère, souvent mélancolique, et confirme la sincérité de sa démarche artistique jusque dans chacune de ses imperfections.

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