Critique

Pauvres Créatures : un film sous-coté en France ?

Parfois, on se demande si le renouveau peut exister, si de nouvelles esthétiques peuvent émerger… On apprécie des œuvres qui sont objectivement qualitatives, il n’y a rien à y redire, mais il manque quelque chose, elles ne nous font pas vibrer. Elles ne provoquent rien de particulier en nous. C’est évidemment principalement lié à nos goûts personnels. Mais c’est peut-être aussi causé par la surconsommation de toutes sortes de productions audiovisuelles, qui nous rendent parfois un peu blasé.es. On est abreuvé.es, assommé.es, noyé.es dans une quantité infinie d’œuvres. Une personne te conseille ce film: tu notes, tu le regarderas plus tard ! Une autre te conseille cette série : tu notes aussi, tu trouveras bien un moment ! Et puis cette bande-annonce, cette belle affiche ou ce synopsis qui vendent du rêve, croisés çà et là sur les réseaux sociaux. Tout ça s’entasse sur ta watchlist sans que pour autant tu ne regardes, ou alors tu regarderas dans quelques mois, ou années. 

Mais cette fois, étrangement, en France, on est un peu passés à côté de cette œuvre. Il n’y en avait que pour Anatomie d’une chute (Justine Triet, 2023) ces derniers mois, ce qui est compréhensible, une production française qui s’exporte si bien, il faut en parler ! Mais c’est dommage car ça nous a fait passer à côté de Pauvres Créatures (2023). Un film qui a quand même reçu le Lion d’or à la Mostra de Venise et quelques autres prix, comme, rien de moins que, le meilleur film musical ou de comédie aux Golden Globes. Sans parler du nombre de nominations qu’il a reçues dans de très nombreux festivals à travers le monde, pour: les décors ; les costumes ; la meilleure actrice ; le meilleur montage ; le meilleur scénario et j’en passe. Mais ici, en France, c’est une amie qui a dû m’en parler avec un discours assez convainquant pour que j’aille le voir très rapidement.

Le paradis pour celles et ceux qui cherchent de belles palettes de couleurs. Source IMDB

Une expérience hors du cadre

Me voilà embarquée ! J’entre dedans un peu comme dans un cabinet de curiosités. Je découvre ce monde avec avidité, chaque image, chaque objet, chacun des personnages me donne envie d’en savoir plus. Emma Stone est incroyablement douée, dès le départ, son personnage est touchant par son innocence et sa spontanéité. Elle est convaincante dans un rôle pourtant pas facile. Petite mention spéciale à cette scène de bal complètement décousue qui nous rappelle à quel point la spontanéité peut être perçue par les gens comme “bizarre”. C’est d’ailleurs sûrement l’adjectif qui définit le mieux l’univers de Yórgos Lánthimos. Il aime aussi  les personnages aux manières enfantines et aux comportements irrationnels. Ici, il affirme son style mais apporte du renouveau avec une esthétique hybride, entre le noir et blanc mettant en scène un espace stérile, contrôlé et les couleurs vivaces du monde extérieur. La référence à l’univers pictural est bien assumée, et toute la photographie et les décors sont pensés dans ce sens. Ce film est juste magnifique ! On remarque que l’enfermement est lié au noir et blanc et la liberté aux couleurs criardes. Comme si « le cabinet d’expérimentation » dans lequel prend place le début de l’intrigue et où vit l’étrange “famille”, était un lieu aseptisé au point d’en faire disparaître les couleurs si on ne s’en échappe pas. 

Les plans sont par ailleurs maîtrisés à la perfection, tout est millimétré alors même que le personnage principal découvre la vie de manière tout à fait désordonnée et pour le moins hors du cadre.

Une scène de bal peu commune pour l’époque. Source IMDB

Le bizarre : une expérience ?

Le film ne marque pas seulement par son esthétique si léchée, si parfaite. Le cinéma de Yórgos nous laisse toujours ce sentiment bizarre, lié à des histoires incongrues, des personnages hors du commun, où le corps subit des expériences et parfois des transformations, voire des métamorphoses. Dans cette œuvre, le corps expérimente en permanence, il doit prouver des choses. Au début, il évolue dans un milieu stérile: défini, cadré, maîtrisé. Mais l’humain ne se maîtrise pas si facilement. Et c’est là que le film vient nous chercher, il nous amène dans un voyage initiatique. Une découverte du monde, de la beauté, de l’amour, de la sexualité, mais aussi de l’horreur que l’Homme peut produire.

Finalement, le film en lui-même est une expérience, un test. Va-t-il être apprécié ou non ? 

Mon avis ? Vous l’aurez deviné. Malheureusement, j’ai trouvé qu’il était plutôt sous-côté en France, car il s’est retrouvé mangé par la communication autour d’une autre production. C’est aussi ça le monde du cinéma, qui saura faire la meilleure communication ? qui attirera le plus de monde en salle ? Et j’ai beaucoup aimé Anatomie d’une chute mais est-ce que je m’en souviendrai bien dans 10 ans ? Je n’en suis pas sûre, alors qu’avec Pauvres Créatures, je suis presque certaine d’en avoir de beaux restes. 

une motricité hors norme pour cette personne sensée être adulte, sans évoquer l’étrange animal qui la suit. Source IMDB

C’est un film audacieux et percutant, touchant et amusant, on peut ne pas l’apprécier, mais peu de chances qu’il nous laisse complètement indifférent.e.

À vrai dire, j’arrive toujours à trouver des bémols aux films, mais là j’ai vraiment du mal à en trouver. Avec The Lobster (2015) et La Favorite (2018), j’étais déjà conquise par le cinéma pour le moins déroutant de ce réalisateur, qui fait la part belle à un humour naïf mais aussi très subtil. Cette nouvelle production ajoute un chef d’œuvre à la carrière du cinéaste. J’attends maintenant de voir son nouveau film Kinds of Kindness (2024) pour pouvoir continuer d’explorer son monde filmique avec, je l’espère, autant d’engouement.

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