Rencontre avec Anastasia Mikova à propos du film Woman, à Toulouse le 6 février 2020

Woman | 2020 – 1h45 | sortie en France : 4 mars 2020

Réalisation : Yann Arthus-Bertrand, Anastasia Mikova

J’ai rarement vu des films documentaires dans une salle de cinéma. C’est peut-être ma faute ou le manque de choix de ce genre à l’affiche, je ne sais pas. Mais en tout cas, c’est grâce au Gaumont Toulouse, que j’ai eu la chance de découvrir celui-là sur grand écran et un mois avant sa sortie mondiale. Certes c’est un documentaire, mais cela ne devrait pas vous faire peur car c’est un film avec des belles images et original dans son traitement. Construit avec les témoignages de plus de 2000 femmes de 50 pays différents, il arrive à concentrer des sujets forts et importants pour la société actuelle, dans à peine 1 heure et demie.

Avec beaucoup d’élégance et d’honnêteté, Anastasia Mikova nous a expliqué (à moi et d’autres journalistes de la scène culturelle toulousaine) comment elle et Yann Arthus-Bertrand ont rencontré cet équilibre, à mon avis très réussi, entre les histoires drôles ou de pudeur, et celles de tension ou tristesse. Un équilibre qui en effet nous bouleverse et nous touche autant les femmes que les hommes.

Anastasia Mikova sur le film

Quand on a commencé à travailler sur le film, on n’était pas du tout d’accord sur ce qu’il fallait faire. […] En tant qu’activiste il [Yann] avait envie de dénoncer « à la chaîne », les discriminations. Et moi, je lui ai dit « bah non ! En tant que femme, moi, ce que j’aimerais faire, c’est plutôt essayer d’aller au plus profond de nous-mêmes. De se dire ‘qu’est-ce que c’est que d’être une femme dans le monde d’aujourd’hui ? ». Et pour moi, tout le film revient à un sujet quasi central, qui est le corps de la femme. […] Pour moi c’est le thème central, mais aussi bien dans des choses très positives que dans des choses surprenantes, que dans des choses négatives. C’est pas tant une énumération des problématiques auxquelles les femmes font face à travers le monde, comme un manifeste de tous les problèmes… c’est plutôt quelque chose, j’espère, d’introspectif.

C’est vrai que tout ce qu’on fait avec Yann, il y a toujours cet aspect-là, artistique en fait. Évidemment le propos est extrêmement important, mais la façon de montrer le propos, de l’accompagner et de le mettre en lumière est tout aussi important. […] Vous savez, dans Human (2015) il y avait les témoignages de très près, et les images aériennes. C’était cette opposition qui était intéressante, entre le « très près » et le « très éloigné ». Dès qu’on a commencé à travailler sur ce film, je lui ai dit « il ne faut pas qu’il y ait d’images aériennes dans le film ». […] Parce que c’était important que cette intimité dans laquelle on est dans les témoignages, on ne la perde pas dans les images. Et que toutes les séquences visuelles soient aussi, d’une façon ou d’une autre, dans l’intimité de la vie des femmes, dans ce qu’elles sont et ce qu’elles vivent au quotidien.

©Hope Productio

Sur les tabous

Sur la sexualité, il y a plusieurs façons différentes, selon la culture, d’aborder le sujet. Et c’est sûr qu’autant en France […] tu peux quand même assez vite poser la question de « quel a été le moment où t’as ressenti l’orgasme pour la première fois ? ». Dans certains pays asiatiques c’est impossible de poser cette question de cette façon-là. Ou par exemple au Proche Orient, avant d’arriver à parler du plaisir, d’une relation charnelle, il fallait quand même passer par d’autres portes. […] Franchement, c’était parfois compliqué en amont. Elles hésitaient, elles se disaient « j’y vais », « j’y vais pas »… mais une fois qu’elles y étaient… parfois on a du se dire « OK, bon, là on va devoir couper parce qu’on n’est pas dans un film érotique ». […] C’est comme si justement elles avaient envie de partager ça. Elles avaient envie d’aller aussi sur ces sujets et de raconter des choses. Et c’était comme ça sur tous les sujets.

Sur elle

Je vais être honnête avec vous, moi je pensais que j’étais quand même plutôt dans la norme de ce que vivent les femmes à travers le monde. C’est-à-dire que, voilà, je suis née dans une famille où mes parents m’ont poussé, m’ont donné tous les moyens, m’ont envoyé à l’étranger  étudier […] j’ai un mari à la maison qui fait tout, […] j’ai un homme avec qui je travaille qui me respecte énormément, et pourtant qui est un grand artiste reconnu, qui me met tout le temps au centre, qui me laisse toute la place. Moi, je pensais que c’était quand même la vie de la plupart de femmes sur cette terre. Bon, en faisant ce film j’ai vraiment compris que non ! En fait, j’ai compris à quel point, et c’est terrible à dire, je suis encore une exception. Mais à un point que je ne soupçonnais pas ! […] Et moi j’espère qu’en faisant ce film, […] je serais un tout petit peu moins une exception demain.

Malgré toutes les atrocités dont on parle dans le film, je ne voulais surtout pas qu’on ait le sentiment que les femmes sont des victimes, incapables de faire quoi que ce soit de leur vie. Je voulais surtout qu’on se dise « OK tout ça existe, c’est dur, mais regardez à quel point les femmes sont fortes, regardez à quel point les femmes sont formidables ! ». D’ailleurs la dernière interview, […] dit « moi j’ai pris ma place et personne ne peut me prendre ma place », et je pense que le message pour le monde de demain c’est celui-là, prenons notre place !

Ce projet est justement sur le fait qu’au-delà des langues, au-delà des cultures, au-delà des traditions, il y a quelque chose qui nous lie en tant que femmes. Moi, je l’ai ressenti. Mais je l’ai ressenti viscéralement, émotionnellement ! Au-delà des mots, au-delà de ce que je peux expliquer avec des mots. Il y avait quelque chose, un lien qui était là, invisible, et avec des femmes à l’autre bout du monde, qui n’ont rien à voir avec ma vie. Donc je me suis dit : « J’espère que toutes les femmes, d’une façon ou d’une autre, ressentent ça en voyant le film ». Pour les hommes, c’est une expérience un peu différente.

Sur les hommes

C’est dommage que Yann ne soit pas là, parce que même son témoignage est très intéressant. […] Alors que pour les femmes c’est plutôt un effet miroir très fort, les hommes de façon générale très souvent nous disent plutôt « wow », « c’était une fenêtre, une porte, qui s’ouvre sur un monde », « Je découvre beaucoup de choses », « J’ai envie de rentrer à la maison et d’avoir une discussion avec ma femme, avec mes filles », etc. […] Et pour nous c’est la meilleure réponse, ou la meilleure réaction qui puisse exister.

Sur le format

Je vais être honnête, la première fois que Yann m’a annoncé son idée […] je lui ai dit : « Jamais ça va marcher, jamais, mais t’es fou ! Comment tu penses que tu vas mettre quelqu’un devant une caméra. Lui dire de regarder dans la caméra et de l’oublier en même temps. Tu lui mets une lumière dans la gueule comme si c’était à la police. Tu poses des questions super intimes et tu dis oubliez tout, livrez-vous… Mais jamais ça va marcher ! ». Et j’avais complètement tort, Yann avait raison, parce que finalement les gens petit à petit oubliaient le contexte extérieur, oubliaient tous les problèmes quotidiens, etc. […] Ce n’était plus un dialogue, c’était vraiment un monologue, quelque chose d’introspectif. Une discussion avec soi-même. Et c’est comme ça que petit à petit on allait de plus en plus en profondeur. Et la personne livrait des choses qu’elle ne pensait pas du tout livrer je pense, avant l’interview. Et qu’elles n’avaient, pour certaines, jamais livré avec personne.

Le film s’est écrit au fur et à mesure, c’est-à-dire qu’on avait des idées arrêtées sur certaines choses. Mais c’était pas du tout comme un scénario classique, où t’as déjà écrit ton scénario et après tu remplis les cases que tu as déjà imaginées. Pas du tout, […] on avait des idées, mais après c’est aussi avec ce que les femmes nous donnait qu’on a fait évoluer tout ça.

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