Fifigrot 2019

Rencontre avec Boris Mitic

Intriguées par ce surprenant Éloge du rien, nous souhaitions rencontrer Boris Mitic afin d’échanger autour de ce projet fou (huit ans pour le réaliser !) de filmer le rien, dans plus de soixante-dix pays et avec plus de soixante réalisateurs différents. Le tout raconté par… Iggy Pop ! 

L’Écran : L’année dernière, nous avions eu la chance au Fifigrot de découvrir le mouvement de la banalyse (prendre des endroits vide de sens et les sublimer) qui est aussi une sorte d’éloge du rien. Vous sentez-vous proche de ce mouvement ?

Boris Mitic : Humoristiquement oui, humanistiquement aussi, mais je trouve que le Rien se décline bien au-delà du banal. Certaines des images du film correspondent peut-être à un point de vue banalytique, mais ces mêmes images pourront être lues sur d’autres niveaux dans le contexte du film. Mais chapeau quand même – la banalité et le Rien sont tous deux grandioses, subversifs et inspirants. La narratrice de Sans Soleil (Chris Marker) le disait déjà en 1982 : “J’ai tout vu… il n’y a plus que la banalité qui m’intéresse.”

L’Écran : Dans une interview sur Arte, vous dites que la conversation, la création du discours, vous intéresse plus que les réponses. Comment réussir à créer ça au cinéma ?

Boris Mitic : Toutes les informations sont aujourd’hui disponibles, il n’y a plus de place au cinéma pour des découvertes et du sensationnalisme. Au mieux, on ne montre que des exemples ou des variations aux thèmes. Par contre, il reste beaucoup d’espace pour le raffinement du discours sur chacun des sujets existants, que ce soit au niveau d’une mise à jour de ce qui a été dit, ou d’une interprétation plus riche, plus complexe et plus “réalpolitique”. C’est surtout là que devrait s’exercer le rôle des auteurs cinématographiques contemporains. Dans le cinéma documentaire, cela se fait par la valorisation de la complexité des choses, que les autres médias tendent toujours à trop simplifier. Ca se fait aussi par la préservation de l’intégrité du point de vue personnel de l’auteur(e), ce qui est de moins en moins évident de nos jours, surtout au niveau de l’autocensure inconsciente et du désir de plaire et/ou profiter.

https://www.arte.tv/fr/videos/081765-007-A/boris-mitic/

‍‍L’Écran : L’éloge du rien est-il une sorte de 4’33  cinématographique, qui tendrait à prouver que le rien n’existe pas ? (NB : 4’33 est une pièce créée par John Cage souvent décrit comme “ 4’33 ” mais qui est en fait constitué de sons de l’environnement que les auditeurs entendent ou créent lorsque le morceau est interprété. )

Boris Mitic : Au contraire, mon film cherche à faire valoir le rôle constructif, nécessaire et négligé du Rien dans nos vies ; que celui-ci existe ou pas importe peu. C’est une sorte de catalyseur philosophique pour une perspective plus déflatoire et plus consolante sur l’existence en général. La pièce de John Cage peut être interprétée au niveau technique comme une négation du Rien, mais au niveau métaphysique, c’est un geste important dans l’histoire de l’art par le débat ultérieur et par l’espace de réflexion en temps réel qu’il crée.

L’Écran : Lors de la projection à l’American Cosmograph, vous disiez que le film était né d’une blague, pourtant vous avez également voulu éviter l’humour. Pourquoi ?

Boris Mitic : L’idée d’un documentaire sur le Rien dessine d’affilée un sourire au coin des lèvres. Mon but était de le préserver jusqu’à la fin du film, et je pense que le pari est réussi. Mais j’ai tout de suite voulu aller bien au-delà de la simple blague, d’autant plus que mon film précédent, Goodbye, How Are You ? (2009), traitait directement des bénéfices d’un point de vue satirique sur la vie. Dans son paradoxe et dans son reality check, le Rien devient toujours un peu drôle, mais ceci n’est qu’un encadrement pour un réflexion plus sérieuse, et j’espère plus constructive, sur l’équilibre des choses.

L’Écran : Pourriez-vous nous en dire plus des conditions de production du film, qui est tout de même un projet titanesque ?

Boris Mitic : C’est un projet qui m’a tellement envoûté que je ne me suis rendu compte de sa complexité qu’a posteriori. Au fil des années, ce n’était qu’une liste interminable des problèmes à résoudre, chacun plus intrigant que le précédent. Stanley Kubrick disait que le cinéma, c’est de la résolution de problèmes ; quelqu’un d’autre a dit que la résolution des problèmes est la définition même du bonheur. Moi, j’adhère aux deux, et j’avoue ressentir un plaisir assez excitant dans tous ces défis dramaturgiques et financiers. 

Au départ, le projet n’était qu’une proposition loufoque, mais la blague a porté racine, dans le sens où tous mes financeurs précédents m’ont donné une chance, ce à quoi j’ai répondu en leur livrant un produit qui dépassait largement leurs attentes, avec 62 chefs op filmant dans 70 pays, avec Pascal Comelade et les Tiger Lillies comme compositeurs et avec une narration — toute en rimes – d’Iggy Pop.

© Wikipédia

‍Au total, le film, tout impossible qu’il paraissait au départ, a reçu un montant record du Centre du cinéma serbe, le soutien minoritaire du politiquement antagoniste Centre audiovisuel croate, un double soutien de la part du très compétitif CNC, le premier investissement de Creative Europe et Serbie, le préachat de 8 chaînes européennes, et le soutien de plusieurs fondations et musées d’art. Pas mal, pour un Rien, mais dans l’esprit du film – pas étonnant non plus. 

L’Écran : Vous disiez avoir un projet, une « suite », ou tout autre chose ? 

Boris Mitic : Oui, maintenant que j’ai une belle affiche peinte à la main pour mon film précédent, la seule chose qu’il me reste pour devenir un vrai réalisateur, c’est de compléter une trilogie. Mais comme il me paraît très difficile de trouver trois nouvelles idées tout à fait originales et motivantes, j’ai cherché ce qu’il y avait en commun dans mes deux films précédents, et j’ai trouvé : les deux traitent non pas de sujets particuliers, mais de points de vue différents sur la vie. Il me fallait donc trouver une troisième variante de « vérité inverse” — après la vérité satirique et la vérité du Rien, j’ai choisi la vérité la plus inverse qui soit – la vérité parentale. Je prépare donc une ode totale à l’enfance, contée par mes trois enfants et filmée en un plan-séquence de 90 minutes, avec des effets spéciaux très “timburtonesques.”

© L’Ecran

‍Nous espérons que cet échange aura attisé votre curiosité ! Nous vous conseillons également, en guise d’avant-goût, de jeter un coup d’œil à la web-série Une brève histoire du rien diffusée sur Arte. Merci encore au Fifigrot pour cette programmation dense et éclectique !

– Dolores & Listener

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