Critique(7)

Chronique de la fin d’un temps : La Gravité de Cédric Ido

Il y a des longs-métrages au regard si singulier et à la proposition si personnelle qu’ils vous marquent instantanément avec ce petit « plus », cette petite étincelle d’originalité que vous recherchez au cinéma. La Gravité, réalisé par Cédric Ido, est une de ces pépites. L’histoire d’un conflit de gangs dans une cité où de vieilles amitiés se déchirent. Une prémisse classique qui cache une réalisation hors norme, entre le drame social, le film apocalyptique, le récit eschatologique et les influences pop culture. Retour sur cette belle découverte du Grindhouse Paradise 2023, avec quelques propos de Cédric Ido recueillis lors de la rencontre publique à l’American Cosmograph pour la projection en avant-première.

bande-annonce de La Gravité

La Gravité met en scène Daniel, Joshua et Christophe qui se retrouvent par un concours de circonstances après avoir été séparés durant de nombreuses années. La cité n’est plus celle qu’ils ont connue : les Ronins, une bande de jeunes dealers de drogue règnent en maître et veulent chasser l’ancienne génération. Au même moment, un mystérieux alignement des planètes embrase le ciel, modifie la pesanteur terrestre, et inquiète tous les habitants du secteur. 

Porté par l’ambiance crépusculaire d’une fin du Monde, la Gravité nous place dans un sentiment d’urgence constant. Les personnages sont dans l’attente permanente d’une catastrophe. Il rappelle énormément à ce titre l’atmosphère particulière de l’Heure de la sortie de Sébastien Marnier, où l’on suivait aussi une bande de jeunes — assimilables aux Ronins — former un petit groupe à la limite du sectarisme, réuni dans l’expectative commune d’une finalité qu’ils sont les seuls à connaître. La Gravité évolue avec pesanteur, le temps, dilué, distille une angoisse moite, l’imminence d’une chute se profile et on ne respire que quand, enfin, le mystère est révélé lors des dernières minutes du récit. Cette atmosphère en adéquation avec son titre est renforcée par la colorimétrie, qui vire petit à petit au rougeâtre au fur et à mesure du rapprochement des planètes — et que les tensions se ravivent dans la cité. Des plans contemplatifs, un peu surréalistes, presque psychédéliques, sur les corps célestes en plein déplacement, ponctuent le film et l’ancrent dans une imagerie poétique, presque mystique.

La Gravité rouge
L’ambiance hypnotisante de ce rouge envahissant. Crédit Unifrance

La référence à la religion n’est pas anodine puisque les Ronins forment un groupe à l’organisation quasi dogmatique. Pour Cédric Ido, c’était important de parler du fondamentalisme religieux sans viser aucun culte précis. Il voulait conter comment, quand on voit ses grands frères et ses parents être victimes d’un système, on peut tomber dans un autre intégrisme en cherchant à le combattre. Les Ronins arborent un code couleur particulier — rouge, blanc, bleu, le tricolore du drapeau français bien sûr, mais aussi des couleurs spécifiques dans l’imaginaire japonais. Le bleu symbolise la sagesse tandis que le rouge est une couleur mystique qui éloigne les démons. Ils effectuent des rituels et ont des usages bien marqués entre eux. Enfin ils s’habillent tous de manière originale à la manière d’un uniforme pour signifier leur appartenance au groupe. Si leur apparence se veut très badass, on y voit surtout des jeunes perdus qui s’inventent de nouveaux codes, hérités des mangas pour survivre au sein d’un système qui les a abandonnés. Pour Cédric Ido il était important de mettre en scène « le plafond de verre et l’échec. « 

Les Ronins dans la Gravité
Les Ronins et leur code vestimentaire particulier. Crédit : Allociné

L’échec structurel des appareils sociaux est au cœur des propos. SI l’on y retrouve des critiques classiques du film de banlieue — son abandon par les services de l’État, les logements aux installations décrépies, l’absence de perspective d’avenir en dehors du deal de stupéfiant —, Cédric Ido inocule un message novateur sur le monde de la drogue. Cet univers est souvent réduit à des fantasmes binaires, entre une vision idéalisée d’un milieu bling-bling avec une vision « self-made man » et les discours qui le diabolise comme une grande machine à briser les rêves. Un travers que détourne Cédric Ido en présentant une troisième voie : dans le microcosme de la cité qui doit s’inventer de nouvelles règles sociales puisque le système la rejette, l’argent généré par la came peut être le moyen de faire le bien commun, de le réinsuffler pour améliorer la vie des habitants. Une vision proche du communisme qui tranche justement avec ce que faisaient Daniel, Joshua et Christophe, dans la mesure où ils n’utilisaient le fruit de leurs deals que pour leur plaisir individuel. Les Ronins offrent une perspective différente, ils « veulent de l’argent, mais pas pour la même raison que la génération passée. Ils veulent de l’argent pour la communauté, car ils n’attendent plus rien de l’extérieur. « , selon Cédric Ido

La réussite de ce film vient aussi du fait qu’il est un pot-pourri d’influences, lui donnant cette touche si personnelle. On sent que Cédric Ido y a injecté pêle-mêle un patchwork d’inspirations créatives. Un amour pour les séries B et les films d’action transparaît, avec des scènes chorégraphiées qui rappellent les classiques du style. Un soupçon de culture geek ensuite, avec des passages totalement fous qui feraient presque basculer le récit dans un film de super héros : Les conceptions farfelues de Joshua évoquent des machines créées dans des comics, tandis que les membres du trio ont un « talent » propre (Daniel la course, Joshua l’invention et Christophe le dessin), ce qui leur prodigue une sorte de « super pouvoir » à exploiter. L’influence des mangas se ressent dans le montage, qui fait parfois penser à celui d’un anime, avec des ralentis/accélérations dynamiques pour accentuer des moments épiques. Les Ronins baignent autant dans cette culture japonaise. Selon Cédric Ido, les films de chanbara, le cinéma de samurai a inspiré son imaginaire depuis son enfance. Enfin on retrouve les indispensables références à la Haine, au vu du sujet, mais aussi à des films plus contemporains comme les Misérables qui semblent avoir marqué le regard du réalisateur. Il était important pour lui de « ramener du cinéma de genre » au sein du film de cité, un mélange finalement peu vu en dehors de films à l’esthétique graphique.

Joshua et son fauteil roulant dans la Gravité
Joshua et son fauteuil roulant, prétexte à montrer ses inventions folles. Crédit : Allociné

La Gravité est enfin un magnifique récit choral qui parle des rêves, du déterminisme, voire même de destin. Est-ce le hasard, ou une forme de destinée mystique qui rassemble Joshua, Christophe et Daniel au moment même où les tensions, autant dans la cité que dans leur vie intime, menacent leur vie ? L’alignement des planètes se lie à l’histoire des protagonistes et se dote de symbolismes métaphoriques : elle représente le changement d’une ère, une ancienne génération dépassée qui doit accepter de laisser sa place, le besoin de se battre de la part de personnages qui ont abandonné. Le double sens du titre fonctionne de manière identique, la Gravité évoquant bien sûr la gravité terrestre de plus en plus pesante à cause de la menace stellaire, mais aussi le sérieux des sujets abordés. On ne peut s’empêcher de le comparer à Gagarine, merveille poétique qui traitait d’un récit de banlieue cosmique, où l’épopée stellaire de Youri Gagarine se substituait à la destruction des rêves du jeune Youri, héros de l’histoire dans sa barre d’immeubles, lui bien figé sur Terre. Cédric Ido voit pourtant dans La Gravité une perspective optimiste, une possibilité de fuite, une évasion de cette pesanteur oppressante qui enferme les personnages.

Original, magnifique visuellement et porteur d’un propos fort, La Gravité est une incontournable pépite de l’année 2023 à découvrir en salles. Un premier long-métrage fascinant, bourré d’inventivité et d’une grande maturité qui donnent envie de suivre à la trace la carrière prometteuse de Cédric Ido que l’on espère propulsé dans les étoiles par cette proposition cinématographique. 

Cédric Ido et sa productrice pour la Gravité
Cédric Ido en compagnie de sa productrice lors de la présentation du film. Crédit : L’Écran

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